Commentaire sur la décision Comité des citoyens pour la sauvegarde de notre qualité de vie (Val-David) c. Bouchard – Retour sur les principes applicables à la notion de troubles de voisinage

11 novembre 2019

Par Camille Roy, avocate

Résumé

L’auteure commente cette décision dans laquelle la Cour supérieure est saisie d’une action collective en réclamation de dommages moraux et de dommages punitifs basée sur un litige entre voisins incapables de coexister, lequel aura duré près de 40 ans. Elle met en lumière les inconvénients subis par les voisins d’une sablière en raison de ses activités d’exploitation et permet de revenir sur plusieurs concepts juridiques importants en droit immobilier, soit les troubles de voisinage, la responsabilité extracontractuelle et l’atteinte aux droits à la jouissance de ses biens prévus à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.

INTRODUCTION

L’autorisation d’exercer une action collective au nom des résidents de certaines rues de la municipalité de Val-David, dans les Laurentides, ayant été obtenue, la Cour doit se prononcer sur les inconvénients anormaux et excessifs que ces derniers allèguent avoir subis en raison du camionnage découlant de l’exploitation d’une sablière sur l’itinéraire la reliant à la route 117. La décision Comité des citoyens pour la sauvegarde de notre qualité de vie (Val-David) c. Bouchard 1 n’est pas sans rappeler les faits et les principes juridiques sur lesquels la Cour suprême du Canada avait eu à se prononcer dans l’arrêt Ciment du St- Laurent c. Barrette 2 en 2008 et elle permet de revenir sur les principes juridiques applicables à pareille situation. L’action collective est basée sur :

les inconvénients anormaux de voisinage, en application de l’article 976 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») ;
la responsabilité extracontractuelle dans l’exploitation de la sablière, en vertu de l’article 1457 C.c.Q. ;
l’atteinte intentionnelle aux droits à la jouissance des biens conformément aux articles 6 et 49 de la Charte.

I– LES FAITS

La demanderesse, le Comité des citoyens pour la sauvegarde de notre qualité de vie (Val-David) (le « Comité »), entreprend un recours collectif contre diverses parties, soit le propriétaire de la sablière, M. Paul Bouchard (« M. Bouchard »), son exploitant, Location Jean Miller inc. (« LJM »), 9262-9310 Québec inc. (faisant affaires sous le nom d’Excavation Miller (2014) (« Excavation Miller »), M. Jean Miller (« M. Miller ») et Intact Compagnie d’assurance.

Le litige porte sur des inconvénients anormaux et excessifs que les membres du Comité allèguent avoir subis entre le 6 mai 2006 et le 31 décembre 2013, en raison de l’exploitation d’une sablière sur le territoire de la municipalité de Val-David (la « Municipalité »).

Le Comité agit pour le compte des personnes ayant habité, travaillé et/ou fréquenté une école le long de l’itinéraire des camions de LJM transportant du sable et du gravier entre le site de la sablière et la route 117.

Plus précisément, le Comité allègue que l’exploitation de la sablière provoque des inconvénients reliés aux activités de camionnage, et ce, dès le début de ses activités en 1977. Dès 1978, un comité est formé par les voisins de la sablière afin de mettre en lumière auprès de la Municipalité les problématiques vécues en lien avec l’exploitation de la sablière. Déjà à cette époque, les citoyens visés disent être « rendus à la limite de leur patience » 3 et demandent à la Municipalité de régler « ce problème de nuisance publique qui date depuis plus d’un an » 4.

En 2003, ayant reçu de nombreuses plaintes de citoyens, la Municipalité participe à la négociation d’un protocole d’entente avec le propriétaire et l’exploitant, lequel prévoit certaines limites quant au nombre de véhicules et de déplacements, aux plages horaires de circulation, à l’exploitation de la sablière en cinq phases et à sa restauration jusqu’au 30 juin 2015 au plus tard.

La preuve administrée permet de constater qu’au fil des années, le protocole n’est pas respecté par le propriétaire et l’exploitant. Dans le cadre de procédures en injonction entreprises par la Municipalité, une opération de surveillance quotidienne sur 19 jours permet de constater la commission de plus de 580 infractions pour non-respect du protocole. Malgré l’émission d’une ordonnance de sauvegarde enjoignant de respecter celui-ci, les citoyens ne sont pas au bout de leurs peines. Les activités de camionnage demeurent aussi intenses qu’auparavant.

C’est devant le sentiment d’impuissance et de frustration envers les activités de la sablière et les agissements de l’exploitant que le Comité intente l’action collective dont est saisie la Cour. L’exploitation de la sablière prend finalement fin en décembre 2013.

II– LA DÉCISION

Au terme d’une preuve ayant été administrée pendant 19 jours d’audition, la Cour accueille partiellement le recours du Comité. Elle reprend la théorie des troubles de voisinage consacrée dans l’arrêt Barrette, laquelle est fondée sur la gravité de l’inconvénient causé au voisin, et non sur le comportement fautif de l’auteur. La Cour précise que seul le résultat compte et que « la détermination d’un inconvénient anormal se fait dans son contexte, à partir d’une analyse factuelle poussée, au cas par cas, en fonction d’une personne raisonnable » 5. Selon la Cour, l’analyse de la normalité d’un inconvénient est faite en fonction de deux critères, soit la récurrence et la gravité.

En l’espèce, la Cour retient, par prépondérance des témoignages entendus, et ce, même en l’absence d’une preuve d’expert qui aurait pu lui fournir un critère d’appréciation objectif, que certains membres du Comité ont subi des inconvénients anormaux par le camionnage de LJM provenant de l’exploitation de la sablière. Ces inconvénients, anormaux et excessifs, se sont matérialisés par des bruits, des vibrations, des odeurs, de la fumée ou de la poussière. Enfin, la Cour considère que ces troubles ont été causés par le propriétaire et l’exploitant de la sablière.

La Cour revient également sur la notion de « voisin » telle qu’appliquée par la Cour suprême dans l’arrêt Barrette. Elle fait siens les propos de la Cour suprême et rappelle que bien que le demandeur doive « prouver une certaine proximité géographique entre l’inconvénient et sa source, ce terme doit recevoir une interprétation libérale ». En l’espèce, elle conclut que les résidents riverains d’un tronçon de rue, qui est l’unique voie de circulation des camions, sont manifestement des voisins de la sablière.

Sur la question de la responsabilité extracontractuelle du propriétaire et de l’exploitant en vertu de l’article 1457 C.c.Q., la Cour est d’avis que ceux-ci ont été fautifs, ayant clairement abusé de leurs droits en ne se souciant pas de la quiétude de leurs voisins. Pour conclure ainsi, la Cour s’appuie notamment sur le non-respect du protocole de la Municipalité et des ordonnances contenues à l’injonction prononcée par la Cour préalablement à l’action collective, en violation totale des principes juridiques régissant notre société de droit.

Au chapitre de la compensation des dommages subis par les membres du Comité, la Cour retient la technique appliquée par la Cour supérieure dans l’affaire Barrette, soit la division des membres en zones, en prenant en considération le préjudice similaire subi dans chacune de ces zones, et en accordant un montant reposant sur une moyenne pour chacune de celles-ci. La Cour accorde ainsi 5 000 $ par année aux résidents qui ne travaillaient pas à l’extérieur de la maison pendant la période et 1 000 $ par année à ceux qui s’absentaient de leur résidence pendant le jour.

Finalement, la Cour accorde des dommages punitifs de 100 $ par année pour les membres du Comité résidant sur la Montée Gagnon, et ce, malgré que « le régime des dommages exemplaires conserve, en droit québécois, un caractère d’exception », mais uniquement contre l’exploitant LJM. La Cour estime qu’il y a lieu d’accorder ces dommages en raison du comportement répréhensible de LJM face aux conséquences immédiates et naturelles subies par les résidents en raison de son camionnage excessif.

III– LE COMMENTAIRE DE L’AUTEURE

La décision commentée met en cause les principes juridiques importants et bien établis qui avaient été reconnus par la Cour suprême dans l’arrêt Barrette et démontre leur actualité dans le paysage juridique québécois.

À cet égard, la décision permet de consacrer une fois de plus le principe de la responsabilité sans faute en matière de trouble de voisinage, lequel trouve plutôt sa source dans la gravité de l’inconvénient qu’il cause à son voisin. Ainsi, seul le résultat compte et la seule défense possible repose sur la démonstration de la normalité du trouble et de son caractère raisonnable 6. Ainsi, bien qu’il s’agisse d’un exercice d’analyse factuelle au cas par cas, il faudra se garder de prendre en considération des éléments subjectifs et plutôt établir la présence objective d’un préjudice excessif. Pour ce faire, il faudra s’en remettre au texte clair de l’article 976 C.c.Q., lequel nous commande de considérer la nature des fonds, leur situation et les usages locaux.

Elle met finalement en lumière les moyens parfois limités ou inefficaces dont disposent les municipalités pour intervenir dans un tel litige entre ses citoyens, surtout lorsqu’elle fait face à un citoyen corporatif qui fait preuve d’une mauvaise conduite intentionnelle et malveillante, opprimante et abusive. Malgré la séquence des événements malheureux ayant mené au jugement dans cette affaire, il demeure intéressant de noter que l’utilisation de l’action collective dans ce contexte a permis de rétablir le rapport de force entre les parties.

CONCLUSION

Le sort de cette affaire n’est pas encore scellé puisque le jugement a fait l’objet d’une déclaration d’appel. Il sera intéressant d’en suivre les développements, en gardant toutefois en tête le proverbe français que rappelle le juge Mayer en guise d’introduction à ses motifs : « Qui a bon voisin, a bon matin, qui a un bon voisin, vit en repos. »


  1. 2019 QCCS 2000, EYB 2019-312013 ; requête en rejet d’appel, C.A. Montréal, no 500-09-028459-196, 5 août 2019.
  2. 2008 CSC 64, EYB 2008-150682.
  3. Par. 42 de la décision commentée.
  4. Ibid.
  5. Par. 48 de la décision commentée.
  6. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, « La faute dans l’exercice d’un droit – Le cas particulier
    des relations de voisinage », La responsabilité civile – Volume 1 : Principes généraux, 8e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais,
    EYB2014RES25.
Voir les autres Nouvelles et Ressources