Commentaire de l’arrêt Khader c. SNC Lavalin inc. – Est-ce qu’un tiers au contrat a une obligation de « secours contractuel » à l’égard des parties contractantes ?

26 octobre 2021

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Article publié aux Éditions Yvon Blais, Repères, Octobre 2021.

EYB2021REP3359

Dans l’arrêt Khader c. SNC-Lavalin inc.1, sous la plume de la juge Bich, la Cour d’appel procède à une revue étoffée des règles généralement applicables aux recours visant à établir la responsabilité d’un tiers qui se fait complice de la violation d’un contrat par un cocontractant à celui-ci. Pour la Cour d’appel, il est clair qu’inciter quelqu’un, en toute connaissance de cause, même implicitement, à violer son engagement contractuel envers un autre constitue la violation d’une « règle de conduite qui, suivant les circonstances [et] les usages, s’impose » à cette personne selon les dispositions de l’article 1457 du Code civil du Québec.

La Cour conclut toutefois que pour retenir la responsabilité du tiers, encore faut-il faire la démonstration d’une faute caractérisée de ce dernier par la connaissance des droits ou intérêts d’autrui, ainsi que faire la preuve de sa mauvaise foi ou de son mépris de ces droits ou encore la preuve de l’aveuglement volontaire ou de l’insouciance devant ceux-ci, tout en rappelant la nécessité de faire la preuve d’un préjudice réel et d’un lien de causalité direct.

I– LES FAITS

En janvier 2010, la société saoudienne Zuhair Fayez Partnership (« ZFP »), ayant notamment comme employés les appelants, et l’intimée SNC Lavalin inc. concluent un accord en vertu duquel les parties s’engagent à mettre leurs ressources en commun au profit d’une société à être constituée qui participera « among other things, in the bid for GES+ Services Contracts to Saudi Aramco » (« Newco »). Cet accord est consacré dans une letter of intent (« LOI ») ainsi qu’un Memorandum of Understanding (« MOU »). En plus de ces documents contractuels, ZFP et l’intimée concluent une convention de rémunération sous le titre de Management Compensation Agreement (« MCA »), laquelle est au cœur du litige.

En novembre 2011, ZFP congédie les appelants pour différents motifs et met ainsi fin, de manière unilatérale, à toutes les relations contractuelles les liant, incluant le MCA.

C’est dans ce contexte que les appelants intenteront des procédures contre l’intimée en octobre 2012. Mentionnons que la théorie de cause des appelants évoluera au gré des neuf versions de la demande introductive d’instance qui se succéderont au fil du temps. Au moment du procès, la position défendue par les appelants est que la LOI et le MOU prévoyaient des garanties de nature à les protéger, garanties dont l’intimée n’a pas exigé le respect par sa cocontractante, à savoir ZFP, permettant ultimement à cette dernière de contrevenir à ses propres obligations contractuelles envers eux. En vertu de la LOI et du MOU, ZFP s’engageait effectivement envers l’intimée à respecter tous ses contrats, ce qui incluait notamment les contrats de travail des appelants et le MCA. Toutefois, plutôt que d’exiger le respect de cette garantie, l’intimée a signé une entente avec ZFP, rendant ainsi possible la violation du MCA. Les appelants réclament à ce titre des dommages à hauteur de 33 M$.

II– LES DÉCISIONS DE PREMIÈRE INSTANCE ET DE LA COUR D’APPEL

La juge de première instance rejette l’action des appelants et la déclare même abusive. Estimant qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur la responsabilité contractuelle de ZFP, puisque celle-ci n’était pas une partie au litige, la juge ajoute que même si l’on concluait à une faute contractuelle de la part de ZFP, les appelants n’ont pas réussi à démontrer en quoi l’intimée aurait commis une faute extracontractuelle.

Les appelants soutiennent principalement que la juge de première instance a erré en refusant de se prononcer sur l’existence d’une faute contractuelle de la part de ZFP et en concluant à l’absence de responsabilité de l’intimée. Plus précisément, c’est la question de la faute de l’intimée qui nous intéresse et, sur la base des prétentions des appelants, elle se décline en deux aspects:

  1. Est-ce que l’intimée a forcé ZFP à congédier les appelants et ainsi mettre fin au MCA ou a-t-elle exercé une pression en ce sens contre ZPF?
  2. Est-ce que l’intimée a commis une faute en n’intervenant pas auprès de ZFP afin que cette dernière respecte ses engagements contractuels envers les appelants?

La Cour d’appel rejette l’appel et conclut que la juge de première instance n’a pas erré en répondant par la négative à ces deux questions.

III– LE COMMENTAIRE DES AUTEURS

Les cas où la responsabilité d’un cocontractant envers un tiers est engagée sont monnaie courante et se justifient facilement en regard des principes de notre droit, comme ce fut le cas, par exemple, dans l’arrêt Wightman c. Widdrington (Succession de)où la responsabilité d’un comptable a été retenue pour le préjudice subi par des tiers en raison des erreurs qu’il a commises dans le cadre de son mandat de vérification des états financiers d’une société.

Toutefois, le fait qu’un tiers puisse engager sa responsabilité à l’égard d’un cocontractant pour cause de perturbation d’un contrat peut, pour sa part, sembler contradictoire avec le principe de l’effet relatif des contrats prévu à l’article 1440 C.c.Q. Cette possibilité, que l’on pourrait qualifier d’exception à ce principe, est néanmoins nécessaire et indispensable au bon fonctionnement de notre société et nous sommes d’avis que la Cour d’appel, dans l’arrêt Khader, réitère à bon droit la possibilité de se prévaloir de cette exception, et ce, bien qu’elle ait conclu que les faits de cette affaire n’y donnaient pas ouverture. L’arrêt Khader est également en phase avec la vision des auteurs Jobin et Vézina comme quoi la possibilité de poursuivre un tiers, donc de faire exception au principe selon lequel le contrat n’a d’effet qu’entre les parties, doit être possible afin d’éviter que des comportements répréhensibles soient tolérés et menacent la force obligatoire des contrats3.

Selon nous, la Cour d’appel est consciente que cette possibilité risque, à certains égards, d’ouvrir une boîte de Pandore, c’est pourquoi elle tempère avec justesse cette exception en rappelant le principe voulant que bien qu’un tiers ait l’obligation de ne pas provoquer, fomenter, conjurer, inciter, soutenir ou encourager la violation des contrats conformément aux prescriptions de l’article 1457 C.c.Q., celui-ci n’a assurément pas comme effet d’exiger de la part du tiers qu’il s’immisce dans une dispute contractuelle à laquelle il n’est pas lié ni qu’il s’efforce d’y remédier ou de la résoudre au bénéfice de l’un des contractants4.

Ainsi, faut-il retenir que les tribunaux reconnaissent que cette entorse au principe de la relativité des contrats est possible lorsque trois éléments sont rassemblés, à savoir (i) la connaissance par le tiers des droits contractuels, (ii) l’incitation ou la participation à la violation des obligations contractuelles et (iii) la mauvaise foi ou le mépris des intérêts d’autrui5. À cet égard, les propos de la juge Bich résument bien l’état du droit:

[75] Il incombe donc à chacun de ne pas perturber les relations contractuelles d’autrui en se faisant, de mauvaise foi ou sans souci des droits d’autrui, l’instigateur, le complice ou le facilitateur de leur violation, et ce, peu importe le moyen: « il y a faute contre l’honnêteté de s’associer sciemment à la violation d’un contrat », écrivaient Lalou et Azard (cités eux-mêmes favorablement par le juge Pigeon dans Trudel c. Clairol Inc. of Canada), ce qui constitue une faute au sens de l’art. 1457 C.c.Q. La personne victime d’une telle faute peut obtenir réparation non seulement de son cocontractant fautif (en vertu de l’art. 1458 C.c.Q.), mais également du tiers qui a participé à cette violation contractuelle en toute connaissance de cause (en vertu de l’art. 1457 C.c.Q.). Le cas échéant, le contractant fautif et son complice seront tenus responsables in solidum du préjudice qu’ils ont ainsi causé.

CONCLUSION

L’arrêt Khader reconnaît que toute personne a le devoir de ne pas perturber les relations contractuelles d’autrui en se faisant, de mauvaise foi, le facilitateur de leur violation, et ce, peu importe la façon de s’y prendre. Dans un tel cas, la Cour établit clairement que la partie lésée peut obtenir réparation de son cocontractant, mais également du tiers facilitateur6.

Rappelons par ailleurs que pour évaluer la responsabilité d’un tiers, il importe de faire une étude attentive, par exemple, des documents contractuels liant le tiers à l’un des cocontractants afin de vérifier s’il y a des droits et/ou des obligations qui lui seraient conférés et/ou imposés à l’égard de l’une des parties contractantes. En effet, une analyse factuelle au cas par cas est bien souvent nécessaire afin de se prononcer adéquatement sur la responsabilité extracontractuelle ou même contractuelle d’un tiers à l’égard des parties contractantes.

Pour toute question relative à l’exercice de vos droits, adressez-vous aux membres de notre équipe de litige civil et commercial ici ou encore aux auteurs du présent billet :

Antoine P. Beaudoin, Associé
antoine.beaudoin@steinmonast.ca
418-640-4440

Marianne Lamontagne, Avocate
marianne.lamontagne@steinmonast.ca
418-649-4013


1 2021 QCCA 1296, EYB 2021-403484 (ci-après « l’arrêt Khader »). Les auteurs ignorent, au moment de rédiger ces lignes, si l’arrêt Khader fera l’objet d’une requête pour permission d’appeler à la Cour suprême.
2 2013 QCCA 1187, EYB 2013-224065 (demande d’autorisation d’appeler à la Cour suprême rejetée, 9 janvier 2014, no 35438).
3 Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, « La responsabilité d’un tiers envers le contractant », dans Les obligations, 7e éd. par P.-G. Jobin et Nathalie Vézina, 2013, p. 579 à 582, La référence, Montréal, Éditions Yvon Blais, EYB2013OBL70.
4 Par. 5 de l’arrêt commenté.
5 Costco Wholesale Canada Ltd. c. Simms Sigal & Co. Ltd., 2020 QCCA 1331, EYB 2020-364804, par. 50.
6 Par. 75 de l’arrêt commenté.

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