L’éclosion de la pandémie de la Covid-19 a mené le gouvernement québécois à adopter un décret ordonnant la suspension des activités des entreprises offrant des services jugés non-essentiels ou des activités non-prioritaires1. Devant un tel arrêt brutal de leurs activités, de nombreux acteurs économiques font face aujourd’hui à une forte baisse de leurs revenus. À court ou moyen terme, cette diminution de liquidités pourrait affecter la survie de plusieurs d’entre eux. Afin de contrer les effets pervers de la crise, de nombreuses entreprises ont rapidement mis en place des mesures visant à limiter leurs dépenses. Dans cette optique, certaines d’entre-elles se demandent si elles seront en mesure d’acquitter leur loyer à échéance. D’autres se demandent si la situation actuelle ne constitue pas un cas de force majeure qui leur permettrait d’éluder le paiement de leur loyer ou, à tout le moins, de le faire diminuer.
Or, le loyer est le pain et le beurre des locateurs et ces derniers ont des obligations auxquelles ils doivent également pourvoir (entretien, taxes, remboursement hypothécaire, etc.). Le fait que certains de leurs locataires ne soient pas en mesure de payer leur loyer à échéance, ne le fassent que partiellement ou refusent tout simplement de le faire, représente donc un risque économique d’envergure qui pourrait éventuellement les mettre en défaut envers leurs propres créanciers.
Comment conjuguer une telle situation? Voici quelques éléments à considérer.
- La force majeure
Dans un tel contexte, il est pertinent d’examiner les obligations des locateurs et des locataires en regard de la force majeure.
Au Québec, le Code civil (« C.c.Q. ») impose au locateur « de délivrer au locataire le bien loué en bon état de réparation de toute espèce et de lui en procurer la jouissance paisible pendant toute la durée du bail2 » alors qu’il impose au locataire l’obligation « de payer le loyer convenu3 ».
Relativement à l’obligation de délivrance des lieux loués, la Cour d’appel du Québec a indiqué que le locataire qui veut engager la responsabilité du locateur pour le préjudice doit établir que ce dernier résulte d’un vice ou d’une défaillance du bien loué ou de ses accessoires, l’article 1854 C.c.Q. ne créant pas de présomption de faute ou de responsabilité du locateur. La Cour ajoute que le locateur n’est pas l’assureur de tous les risques du locataire4.
Dans le contexte de la crise actuelle, la délivrance du bien loué et la jouissance paisible dudit bien ne sont pas en cause puisque le préjudice subi par le locataire ne résulte pas d’un vice ou d’une défaillance des lieux loués. En conséquence, on ne peut prétendre que le locateur ne remplit pas ses engagements envers le locataire; ce sont plutôt les circonstances occasionnées par la pandémie de la Covid-19 qui empêchent, partiellement ou complètement, l’exploitation des entreprises à l’intérieur des lieux loués.
À notre avis, une telle conclusion ne devrait pas permettre au locataire d’user à son avantage des articles 1693 et 1694 du C.c.Q. traitant de la force majeure :
« 1693. Lorsqu’une obligation ne peut plus être exécutée par le débiteur, en raison d’une force majeure et avant qu’il soit en demeure, il est libéré de cette obligation; il en est également libéré, lors même qu’il était en demeure, lorsque le créancier n’aurait pu, de toute façon, bénéficier de l’exécution de l’obligation en raison de cette force majeure; à moins que, dans l’un et l’autre cas, le débiteur ne se soit expressément chargé des cas de force majeure.
La preuve d’une force majeure incombe au débiteur. »
« 1694. Le débiteur ainsi libéré ne peut exiger l’exécution de l’obligation corrélative du créancier; si elle a été exécutée, il y a lieu à restitution.
Lorsque le débiteur a exécuté son obligation en partie, le créancier demeure tenu d’exécuter la sienne jusqu’à concurrence de son enrichissement.»
Ainsi, si le locateur était en défaut d’exécuter ses obligations et qu’un cas de force majeure l’en libérait, le locataire pourrait, sur la base de l’article 1694 du C.c.Q., requérir d’être libéré de son obligation de payer le loyer5. Une telle position a été avalisée par la Cour supérieure dans l’affaire Lareau c. Régie du logement6 où le locateur a été exonéré de ses obligations pour cause de force majeure dans le contexte de la crise du verglas de 19987.Une telle décision, bien qu’en matière résidentielle, a été confirmée par la Cour d’appel du Québec8 et pourrait servir d’assise en matière commerciale.
Dans la même veine, il ne serait pas possible d’affirmer que la crise actuelle empêche les locataires de payer leur loyer, même si la diminution de leurs revenus est imputable, en tout ou en partie, à la pandémie. En effet, et tel que le mentionnaient nos collègues dans un précédent billet, pour se qualifier de force majeure une situation doit remplir 3 critères : i) imprévisibilité, ii) irrésistibilité et iii) extériorité. Or, la situation actuelle n’est pas irrésistible en ce qu’il est toujours possible d’y remédier (par l’obtention d’un prêt additionnel par exemple9). Elle n’est pas non plus extérieure au locataire en ce qu’un manque de liquidité est nécessairement lié à sa propre situation financière.
Nonobstant ce qui précède, certaines autres obligations du locataire pourraient être visées par la force majeure. Pensons par exemple aux clauses d’occupation et d’exploitation continue qui se retrouvent fréquemment dans les baux commerciaux.
- L’importance de la convention de bail
Nonobstant ce qui précède, la force majeure n’est pas d’ordre public en droit québécois, ce qui permet aux parties de modeler comme elles le souhaitent sa définition et son impact sur leurs relations. Dès lors, il appert primordial pour le locateur et le locataire d’étudier en profondeur la convention de bail qui les unit afin de déterminer l’étendue de leurs obligations, notamment en ce qui a trait au paiement du loyer en cas de survenance d’une situation exceptionnelle. En l’occurrence, dans le contexte de la pandémie de la Covid-19, il faudra en premier lieu déterminer si la situation actuelle peut être qualifiée de force majeure en fonction des critères établis par les parties ou, à défaut, ceux prévus par la loi. Si tel est le cas, les parties identifieront si un mécanisme a été prévu entre elles à la convention de bail afin d’adapter leurs obligations respectives à la réalité imposée par la force majeure. Il est même possible que, malgré la survenance d’une force majeure, la convention de bail prévoie que le locataire est tout de même tenu de payer le loyer.
- Importance du dialogue
Le locateur et le locataire sont, d’abord et avant tout, des partenaires d’affaires et leur survie respective dépend, généralement, de l’autre. De plus, tel que nos collègues l’ont énoncé10, il n’est actuellement pas possible d’entreprendre un recours judiciaire devant les tribunaux à moins que la demande ne soit urgente (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas d’un défaut de paiement de loyer). Dans un tel contexte, il nous apparaît primordial d’insister sur l’importance d’initier un dialogue honnête et proactif le plus rapidement possible. Une telle initiative présente un excellent potentiel de mener à la mise en place de solutions viables pour les deux parties. Ce pourrait être l’instauration d’un report du paiement du loyer ou l’aménagement de versements partiels établis en fonction des obligations et des moyens des parties. Nous suggérons par ailleurs que ces communications soient faites par téléphone (ou visioconférence) plutôt que par courriel qui mène souvent à une mauvaise interprétation des intentions de l’autre partie. Dans l’éventualité où une entente survient, un échange de courriels constatant les termes convenus pourra matérialiser le tout et servir de preuve. Comme vous le savez, les paroles s’envolent, alors que les écrits restent!
- Outils additionnels
Nous conseillons finalement aux parties de s’informer et d’étudier toutes les mesures qui ont été mises en place depuis la survenance de l’état d’urgence pour voir si elles peuvent en bénéficier dont notamment :
- les principales institutions financières du Québec ont annoncé qu’elles sont prêtes à consentir un moratoire de versement du capital pouvant aller jusqu’à 12 mois, dans certains cas, pour les versements hypothécaires. L’étude des demandes se fait au cas par cas, mais les locateurs et les locataires devraient entrer en contact avec leur directeur de compte ne serait-ce que pour garder le canal des communications ouvert;
- certaines villes et municipalités ont décrété un moratoire sur le paiement des taxes foncières, ce qui pourrait donner un coussin additionnel aux locateurs et aux locataires;
- l’annonce par le gouvernement fédéral du déploiement de l’Aide d’urgence du Canada pour le loyer commercial (AUCLC) des petites entreprises. L’AUCLC offrira aux propriétaires d’immeubles commerciaux des prêts à remboursement conditionnel, ainsi que des subventions, à condition que ces derniers abaissent d’au moins 75 % le loyer des petites entreprises locatrices11 touchées pour les mois d’avril (de manière rétroactive), de mai et de juin ; et
- la suspension, sauf dans des circonstances particulières, des effets de tout jugement d’un tribunal ou toute décision de la Régie du logement autorisant la reprise d’un logement ou l’éviction d’un locataire, ainsi que tout jugement ou toute décision ordonnant l’expulsion d’un locataire ou de l’occupant d’un logement (location résidentiel seulement)12.
Enfin, rappelons que les locataires et les locateurs devraient également examiner leur police d’assurance afin de déterminer si cette dernière couvre, et dans quelle mesure elle le fait, l’inoccupation des lieux loués et l’interruption des affaires. À cet effet, nous vous référons aux billets rédigés par nos collègues de droit des assurances, Me Claude Ouellet et Me Nicolas Dubé, concernant l’inoccupation des lieux loués13, ainsi que Me Jessica Gauthier et Me Carolane Gélinas au sujet de l’interruption des affaires14.
Pour toutes questions en matière de louage immobilier, adressez-vous aux membres de notre équipe en droit immobilier ici ou encore aux auteurs du présent billet :
Me Daniel Morin, Associé
Daniel.morin@steinmonast.ca
418 640-4444
Me Lyes Arfa, Notaire
lyes.arfa@steinmonast.ca
418 640-4409
1 Décret numéro 223-2020 du 24 mars 2020 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19.
2 Art. 1854 al. 1 C.c.Q.
3 Art. 1855 C.c.Q.
4 9192-2401 Québec inc. (Fabrication Pro-Fab) c. Villeneuve (Immeubles Jolika), 2018 QCCA 1143.
5 Art. 1855 C.c.Q.
6 [1999] R.J.Q. 1201 (ci-après « Lareau c. Régie du logement (C.S.)»).
7 Dans Lareau c. Régie du logement (C.S.) (para. 11), la Cour supérieure a jugé que, dans le cadre de la crise du verglas de 1998, « la tempête de verglas et la panne d’électricité qu’elle a causée constituent une force majeure qui dégage le propriétaire de sa responsabilité pour son défaut de fournir à son locataire la jouissance paisible des lieux loué ».
8 Lareau c. Régie du logement, 2003 CanLII 71871 (QC CA).
9 Il est à noter que même si des coûts additionnels découlaient de cette solution, la simple possibilité de remédier au défaut empêche la qualification de force majeure.
10 https://steinmonast.ca/nouvelles-et-ressources/lactivite-tribunaux-cette-periode-durgence-sanitaire/
11 https://pm.gc.ca/fr/nouvelles/communiques/2020/04/24/premier-ministre-annonce-des-partenariats-les-provinces-et-les
12 Décret numéro 2020-005 du 24 mars 2020 de la ministre de la Santé et des Services sociaux en date du 17 mars 2020.
13 https://steinmonast.ca/nouvelles-et-ressources/covid-19-vacance-linoccupation-lieux-assures/
14 Partie 1 : https://steinmonast.ca/nouvelles-et-ressources/linterruption-affaires-partie-1-couverture-dassurance-de-base/; et Partie 2 : https://steinmonast.ca/nouvelles-et-ressources/2800/.