Droit à l’expropriation refusé ou mauvaise foi d’une municipalité

By Me. Antoine Beaudoin

3 May 2019

La Cour d’appel rappelle, dans l’arrêt Ville de Sainte-Anne-de-Beaupré c. Cloutier1, qu’une ville ne peut échapper à l’autorité des tribunaux

Dans cet arrêt, bien que la Cour d’appel arrive à la conclusion que le pouvoir d’exproprier de l’appelante aux fins d’acquisition de servitudes ne fait aucun doute, elle conclut que l’exercice impropre d’un tel pouvoir emporte la nullité de sa décision d’exproprier les intimés parce que celle-ci avait pour but d’échapper à la lettre d’un jugement.

Un retour sur les faits en litige s’impose pour bien comprendre les raisons qui ont motivé la Cour d’appel, non seulement de refuser le droit à l’appelante de procéder à l’expropriation envisagée, mais de conclure que telle décision d’exproprier était illégale et constituait ni plus ni moins qu’un abus de pouvoir. Les faits peuvent se résumer comme suit :

  • Les intimés sont propriétaires d’un immeuble sur le territoire de l’appelante sur lequel est érigée leur résidence et de terrains contigus leur appartenant (collectivement l’« Immeuble»).
  • Lorsqu’ils intentent leur premier recours contre l’appelante, les intimés subissent les inconvénients de l’écoulement des eaux des fonds supérieurs par les conduites appartenant à l’appelante depuis au moins 1992. Une transaction intervient le 7 mai 2002, laquelle scelle le sort du recours et constate l’engagement de l’appelante à entreprendre des travaux pour mettre fin à l’écoulement des eaux des fonds supérieurs.
  • Il s’avère que les travaux entrepris par l’appelante, en conformité avec la transaction, n’ont pas résolu le problème d’écoulement des eaux de sorte qu’en 2011, les intimés ont dû intenter un nouveau recours visant à mettre fin à l’aggravation de l’écoulement des eaux provenant des fonds supérieurs de l’Immeuble.
  • En novembre 2014, Cour supérieure ordonne à l’appelante de procéder aux travaux nécessaires pour résorber le problème d’écoulement des eaux qui affecte l’Immeuble2.
  • Or, considérant que les travaux nécessaires pour corriger la problématique affectant l’Immeuble coûtaient trop chers, l’appelante a, postérieurement au Jugement Taschereau, adopté un règlement pour acquérir des servitudes de drainage, de non-construction et de passage sur l’Immeuble afin de permettre l’écoulement des eaux et la réalisation partielle de travaux de canalisation. L’indemnité totale pour l’ensemble des parcelles de l’Immeuble expropriées est établie par l’appelante à la somme de 42 000 $ et l’appelante signifie de ce fait, en janvier 2017, trois (3) avis d’expropriation aux intimés pour l’acquisition de ces servitudes.

En agissant ainsi, se pose donc la question à savoir si l’appelante a sciemment et volontairement contourné la lettre du Jugement Taschereau. Face à cette situation qu’ils estimaient injuste, les intimés ont introduit un recours en injonction permanente et en dommages contre l’appelante. La Cour supérieure a conclu qu’après 25 années de lutte judiciaire, il était temps pour l’appelante de réaliser que la jouissance paisible du droit de propriété des intimés exigeait, une fois pour toute, la cessation du problème de déversement des eaux sur l’Immeuble. De ce fait, la Cour supérieure conclut que l’appelante a abusé du pouvoir que lui accorde la Loi sur l’expropriation3 et a agi de mauvaise foi. En somme, la Cour supérieure considère qu’en acquérant par expropriation les trois (3) servitudes dites de drainage, l’appelante s’autorise à continuer de déverser des eaux provenant des fonds supérieurs de l’Immeuble et ainsi à aggraver sa situation. Ainsi, elle conclut que l’expropriation envisagée par la Ville vise pour l’essentiel à contourner la lettre du Jugement Taschereau plutôt qu’en assurer l’exécution et cette expropriation constitue ainsi un abus de l’exercice par l’appelante de son pouvoir d’expropriation.

La Cour d’appel a maintenu le jugement de la Cour supérieure pour les motifs:

  • « [56] L’appelante cherche par ses avis d’expropriation à mettre de côté la Transaction et l’effet définitif du jugement Taschereau. Elle connaît la solution pour se conformer au jugement Taschereau. Ses propres experts la lui ont présentée dans leur rapport du 19 juillet 2016, mais elle préfère l’écarter au profit de l’acquisition de servitudes réelles et perpétuelles lui permettant de continuer de déverser les eaux pluviales des fonds supérieurs sur la propriété des intimés. En somme, elle exproprie pour un motif autre que celui invoqué dans l’avis d’expropriation.
  • [57] La décision de l’appelante de procéder ainsi est guidée par des motifs obliques. La Ville est parfaitement consciente qu’elle n’exécute pas le jugement « tel que rendu », tel qu’en fait foi la lettre de ses avocats du 24 janvier 2017 […]
  • [58] Elle choisit de passer outre l’ordonnance du jugement Taschereau qui s’inscrit pourtant dans la continuité d’engagements pris en toute connaissance de cause aux termes de la Transaction dûment homologuée.
  • [100] Après avoir signé in limine litis une transaction qui devait régler le problème d’écoulement des eaux; après avoir contesté puis concédé l’homologation de cette transaction; après avoir effectué, des années plus tard, certains travaux prévus à la transaction; après avoir effectué, des années plus tard certains travaux prévus à la Transaction mais aggravé, sur les entrefaites, l’écoulement des eaux chez les intimés; après avoir invoqué ensuite que la Transaction avait été satisfaite pour nier sa responsabilité quant à l’aggravation de la servitude d’écoulement des eaux, voilà que l’appelante « fait la découverte » de son pouvoir d’expropriation qui lui permettrait, en définitive, d’avoir le dernier mot et de faire triompher sa position en intégrant, à moindres frais, la propriété des intimés à « son système de drainage ».
  • [101] Il s’agit là, de mon point de vue, d’une ultime astuce avancée par la Ville qui équivaut à un abus de pouvoir. À l’évidence, les procédures d’expropriation n’ont pas pour but de satisfaire aux jugements rendus mais d’en contourner l’effet exécutoire. »

Dans un tel contexte, la Cour d’appel conclut à l’abus d’ester en justice de l’appelante considérant son abus de pouvoir et l’ordonne au remboursement des honoraires extrajudiciaires des intimés tant en appel qu’en première instance. Nous retenons donc de ces enseignements qu’une ville et/ou une municipalité ne peut utiliser son pouvoir d’exproprier pour contourner l’effet d’une décision judiciaire et ce, peu importe que cette décision apporte des inconvénients économiques importants sur les finances publiques.

1    2019 QCCA 712.
  Cloutier c. Ste-Anne-de-Beaupré (Ville de), 2014 QCCS 5584 (le «Jugement Taschereau»). Ce jugement a été maintenu par la Cour d’appel dans l’arrêt Ste-Anne-de-Beaupré (Ville de) c. Cloutier, 2016 QCCA 245.
3    RLRQ, c. E-24.

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