Commentaire sur la décision ArcelorMittal Infrastructure Canada s.e.n.c. et Syndicat des Métallos, section locale 6869 – La preuve de filature en relations de travail

2 July 2020

EYB2020BRH2313
Article publié dans La référence
Bulletin en ressources humaines – juin 2020
Éditions Yvon Blais, une société Thomson Reuters.


Certaines situations peuvent amener les employeurs à se questionner sur la véracité de la condition médicale soulevée par un salarié. Mais dans quelles circonstances l’employeur a-t-il raison de surveiller les allées et venues de son salarié en dehors du travail et d’utiliser ensuite les résultats en preuve ?

La jurisprudence a établi des critères encadrant une telle surveillance, laquelle doit être faite en tenant compte du droit des salariés au respect à leur vie privée, garanti par la Charte des droits et libertés de la personne et le Code civil du Québec.

La décision arbitrale ArcelorMittal Infrastructure Canada s.e.n.c. et Syndicat des Métallos, section locale 68691 rappelle et applique les critères devant permettre aux décideurs de se prononcer quant à l’admissibilité d’une preuve de filature.

I– LES FAITS

Le salarié est le seul mécanicien d’entretien à la production à travailler tant sur les quarts de jour que sur les quarts de nuit. Pour accomplir ses tâches, il dispose d’un camion de service pour se déplacer sur le site, mais doit aussi parcourir de longues distances à pied sur des surfaces irrégulières, jonchées de machines et monter plusieurs fois des escaliers, avec un sac à dos contenant ses outils de travail (environ 30 lbs).

Le 23 juillet 2019, le salarié se réveille avec une douleur aiguë à la cuisse droite qui irradie jusqu’à la hanche. Il se présente au travail, mais voyant que la douleur devient vive au point de l’empêcher de travailler, il part, après avoir avisé son contremaître qu’il ne s’agit pas d’un accident du travail.

La même journée, le salarié se présente à la clinique. Suspectant une inflammation, le médecin lui prescrit du repos, de la glace, un opiacé contre la douleur et un relaxant musculaire, puis il lui signe un arrêt de travail de sept jours, soit jusqu’au 29 juillet.

Le 24 juillet, le salarié se rend à l’urgence avec l’aide de sa mère en raison de l’intensité de la douleur. Il est alors incapable de descendre seul les marches et sa mère doit l’aider à se rendre jusqu’à la voiture ainsi qu’à y monter et à en descendre. Les médecins concluent à une entorse lombaire et retournent le salarié chez lui.

Du 25 au 27 juillet, le salarié demeure majoritairement au lit et se repose. Il ne sort qu’à trois reprises pour prendre l’air et il évalue sa douleur à 8 sur une échelle de 1 à 10.

À son réveil le 28 juillet, le salarié constate que sa douleur a substantiellement diminué et qu’il peut dorénavant marcher de façon presque normale, hormis une légère boiterie. La douleur s’estompe au cours de la journée pour atteindre une intensité de 3 sur une échelle de 1 à 10. Le salarié parvient également à contrôler cette douleur résiduelle en prenant les médicaments prescrits.

Le 29 juillet, date de la fin de son arrêt de travail, la douleur a encore diminué. Le salarié ressent des raideurs au niveau de la cuisse, mais celles-ci se dissipent graduellement en marchant et avec les médicaments. Il se rend à la clinique comme prévu et fait état de l’amélioration de la situation au médecin. En raison de la nature du travail exercé par le salarié, le médecin prolonge toutefois l’arrêt de travail, par précaution jusqu’au 4 août. Il veut que le salarié teste sa jambe durant cette prolongation. Il l’informe qu’il doit marcher et bouger le plus possible, selon sa tolérance, en évitant les activités à haut risque. Aucun programme de physiothérapie n’est prescrit, ni même recommandé par le médecin.

À sa sortie de ce rendez-vous médical, le salarié fait l’objet d’une filature, ainsi que les deux jours suivants, toujours dans des lieux publics. Durant cette période, il se rend à la SAQ, à l’épicerie, ainsi qu’à une station-service, puis à son chalet situé dans un camping des environs. Au cours de son séjour au camping, il accepte, devant l’insistance de deux prétendus touristes (enquêteurs), de leur servir de guide de pêche pour une journée.

Dans les jours suivant cette expédition de pêche, le salarié continue de se reposer et obtient, après deux journées de congé déjà prévues les 4 et 5 août, l’autorisation du médecin de l’urgence de reprendre son travail dès le 6 août. Il se présente alors au travail le jour même. L’employeur requiert un certificat médical confirmant son aptitude totale à reprendre le travail. Le lendemain, le salarié est convoqué à une rencontre pour le 9 août, lors de laquelle il est congédié pour bris du lien de confiance occasionné par l’exercice d’activités incompatibles avec son état de santé.

L’employeur fondait sa filature sur quatre motifs, soit :

        (i)     la difficulté de trouver un remplaçant ;

        (ii)    les rumeurs ;

        (iii)    une photo Facebook ; et

        (iv)   le taux d’absence du salarié.

II– La décision

L’arbitre Hamelin conclut que l’employeur n’avait aucun motif rationnel et sérieux lui permettant de douter de l’honnêteté de son salarié et, en conséquence, que la filature du salarié n’était pas justifiée. Il est d’avis qu’un simple examen ou même une rencontre avec le salarié lui aurait permis d’obtenir sa version, d’évaluer la situation et d’éliminer les craintes de l’employeur. Ainsi, avant d’autoriser une telle surveillance, l’employeur aurait dû, selon l’arbitre, vérifier et analyser les faits.

L’arbitre retient que la filature effectuée constitue une atteinte injustifiée aux droits à la vie privée du salarié, laquelle contrevient à l’article 5 de la Charte ainsi qu’aux articles 3, 35 et 36 C.c.Q.

Il rappelle toutefois qu’en vertu de l’article 2858 C.c.Q., l’absence de motifs sérieux et raisonnables pour justifier la filature ne la rend pas nécessairement inadmissible en preuve. En effet, cet article prévoit ce qui suit :

2858. Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice. […]

Selon l’arbitre, une analyse de l’ampleur de la violation de la vie privée du salarié doit être faite afin de déterminer si elle est suffisamment grave pour écarter le principe général de l’admissibilité de toute preuve pertinente.

L’arbitre ajoute :

            [85] En matière civile, la recherche de la vérité, cristallisée par la règle de la pertinence, constitue l’objectif fondamental de la justice. Selon cette règle, toute preuve pertinente est admissible. L’article 2858 du Code civil crée une exception en stipulant qu’une preuve obtenue en violation des droits fondamentaux doit être déclarée admissible si elle ne déconsidère pas l’administration de la justice.

Analysant les moyens de filature utilisés, le contenu des séquences vidéo présentées ainsi que le rapport d’expertise du médecin conseil de l’employeur, l’arbitre conclut que la filature a été réalisée avec des moyens raisonnables et de la manière la moins intrusive possible dans la vie privée du salarié. Dans ce contexte, il retient que l’exclusion de cette preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Selon lui, « le test de pondération laisse voir que la filature, si elle n’était pas motivée, était légitime, en ce qu’elle était destinée à vérifier l’incapacité du [salarié] en congé de maladie et son droit de recevoir des prestations ».

L’arbitre permet donc à l’employeur de produire la preuve résultant de la filature. Ceci étant, sur le fond de l’affaire, l’arbitre conclut que l’employeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de prouver que le salarié s’était adonné à des activités incompatibles avec son état de santé et, en conséquence annule le congédiement.

III– Le commentaire des auteurs

Le processus d’analyse utilisé par l’arbitre Hamelin est conforme à l’article 2858 C.c.Q. ainsi qu’à la jurisprudence élaborée en cette matière, notamment dans l’arrêt Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau2.

Évidemment, ce ne sont pas toutes les preuves obtenues en violation des droits fondamentaux qui sont recevables en preuve. L’analyse en deux étapes doit être complétée et c’est le type d’atteinte et sa gravité qui détermineront si la recevabilité d’un tel élément de preuve risque ou non de déconsidérer l’administration de la justice. C’est d’ailleurs ce que réitère la Cour d’appel dans l’arrêt récent Syndicat des travailleurs et travailleuses du CSSS Vallée-de-la-Gatineau (CSN) c. Centre de santé et de services sociaux de la Vallée-de-la-Gatineau3.

Ainsi, la recherche de la vérité, l’exigence d’un débat loyal, mais surtout les faits propres à chaque dossier et la bonne foi des parties devront être évalués. Il n’existe pas de recette miracle en matière de filature et les décisions demeurent influencées par une part de subjectivité. Le comportement des parties reste donc la clé d’une évaluation juste et représentative de chaque situation précise. Devant une atteinte limitée et une preuve pertinente pour le fond du litige, la recherche de la vérité amènera généralement les décideurs à autoriser une telle preuve.

Dans l’affaire Bridgestone, la Cour d’appel rappelait également que le droit à la vie privée suit une personne et ne s’arrête pas aux frontières spécifiques d’un lieu purement privé. Or, même si le salarié qui travaille sur son terrain, se déplace dans les rues de son quartier, déambule dans un centre commercial ou se promène en voiture a le droit de ne pas être suivi systématiquement par son employeur, cela ne signifie pas que toute surveillance en dehors des lieux de travail sera d’emblée illicite.

Le droit à la vie privée, quoique fondamental, n’est pas absolu et peut ainsi être modulé selon les circonstances. À ce titre, l’obligation de loyauté du salarié et la reconnaissance d’un pouvoir de direction de l’employeur sont susceptibles d’entraîner une renonciation par le salarié à certains éléments de sa vie privée, sans pour autant constituer un consentement implicite à toute atteinte à la vie privée.

L’employeur doit, avant de prendre des moyens de surveillance, avoir des motifs raisonnables pour le faire. Sa décision ne doit pas être purement arbitraire, irrationnelle ni même relever du hasard. L’objectif de la surveillance doit donc se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles existant avant le début de la surveillance.

À titre d’exemple, voici certains motifs de surveillance acceptés par les tribunaux :

  • Dénonciations d’autres employés ou de tiers4.
  • Constats du médecin de l’employeur5.
  • Évolution lente de l’état de santé du salarié et difficulté à joindre le salarié à son domicile6.
  • Prolongation inattendue de l’incapacité et apparition de nouveaux diagnostics7.
  • Rencontre fortuite avec le salarié dans un contexte incompatible avec son état de santé déclaré8.

L’employeur devra également utiliser des moyens de surveillance raisonnables, c’est-à-dire nécessaires afin de vérifier le comportement du salarié en question, limités et le moins intrusifs possible. Ces mesures doivent aussi être choisies en proportionnalité avec les effets préjudiciables qu’elles sont susceptibles d’occasionner.

Une fois l’analyse de l’atteinte à la vie privée du salarié effectuée, les décideurs doivent déterminer si la recevabilité en preuve risque de déconsidérer l’administration de la justice.


Conclusion       

L’admission en preuve d’une filature dépendra surtout des moyens utilisés et du fait que cette surveillance déconsidère ou non l’administration de la justice.

Dans une ère où la protection de la vie privée est de plus en plus mise de l’avant, la prudence est quand même de mise lorsque vient le temps de prendre des décisions susceptibles d’affecter la vie privée des salariés. Les employeurs devraient s’abstenir de recourir trop hâtivement à la surveillance ou la filature de leurs salariés, ne serait-ce que pour éviter les débats à ce sujet.

De plus les moyens utilisés par les employeurs pour une telle surveillance sont sujets à évolution avec le temps et les employeurs doivent s’y adapter afin de prendre, lorsque les circonstances justifient une telle surveillance, les moyens les moins intrusifs possible.

Me Catherine Cloutier, Associée
catherine.cloutier@steinmonast.ca
418-640-4424

Me Jérémie Langevin, Associé
jeremie.langevin@steinmonast.ca
418-640-4456


1 EYB 2019-347691 (T.A.) (« ArcelorMittal »).
2 J.E. 99-1786 (C.A.) (« Bridgestone »).
3 2019 QCCA 1669.
4 Trois-Rivières Honda et Linch, 2009 QCCLP 3115 ; Lefebvre et Infirmières Plus (Fermé), CLP 109869-72-9902, 2001-03-05, Lina Crochetière.
5 Coffrages C.C.C. Ltée (Les) et Raymond, 2009 QCCLP 2901 (présence de callosité aux mains d’un travailleur se disant incapable d’effectuer des activités de la vie quotidienne) ; Pelletier et Service de personnel Pro-Extra Enr., CLP, 149663-32-0010, 2002-12-03 Guylaine Tardif, requête en révision judiciaire rejetée (inconstance des symptômes et discordance entre les plaintes objectives et subjectives).
6 Cournoyer et Cie Martin-Brower du Canada, CLP 159969-63-0105, 2002-01-24, Diane Beauregard.
7 Fonderie Shelscast et Alvarado, 2007 QCCLP 1075.
8 Jean et Manufacture de bijoux Keyes, CLP 156544-71-0102, 2002-01-14, Alain Vaillancourt.

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