Introduction
Faire valoir des moyens de défense mal fondés dans le but de prolonger le déroulement de l’instance peut constituer un manquement procédural important et justifier l’octroi d’une sanction aux termes des articles 53 et 54 du Code de procédure civile1. Dans un jugement récent de la Cour supérieure, les administrateurs et dirigeants d’une société, alors qu’ils n’étaient pas poursuivis directement, mais uniquement à titre de mis en cause, ont été condamnés personnellement et solidairement avec la société en question pour le paiement de dommages-intérêts afin de compenser la partie victime de l’abus procédural pour les honoraires et les débours qu’elle a dû encourir inutilement.
Le contexte
Les parties prennent part à une convention d’acquisition d’actions et de cession de créances dans laquelle les demanderesses vendent à la défenderesse des intérêts financiers qu’elles détiennent dans une société. En septembre 2018, les demanderesses signifient à la défenderesse une demande introductive d’instance visant à obtenir le paiement du solde du prix de vente des actions qu’elles lui avaient alors vendues.
Dans le cadre des procédures judiciaires, les parties conviennent d’un protocole de l’instance conjoint dans lequel la société défenderesse inscrit des moyens de défense succincts et indique, sans préciser d’échéance, qu’elle entend déposer une demande reconventionnelle. Le délai pour la mise en état du dossier est par la suite prolongé et suspendu pendant quelques mois en raison de pourparlers de règlement qui échouent.
La procédure reprend son cours et l’audition du dossier est alors fixée aux 10 et 11 juin 2020. Deux jours avant l’audition, la défenderesse notifie aux demanderesses un Avis de surseoir aux procédures à la suite du dépôt d’un Avis d’intention de faire une proposition à ses créanciers en vertu de l’article 50.4(1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité2. Les demanderesses ne tardent pas à notifier une Demande afin d’obtenir la levée de la suspension des procédures et demande de déclaration d’abus de procédure et de paiement des honoraires professionnels et déboursés résultant de cet abus. Le lendemain, la défenderesse répond à la procédure des demanderesses et affirme consentir aux conclusions de la demande à l’exception de la déclaration d’abus. Puis, au jour de l’instruction, la défenderesse revient sur sa réponse de la veille et acquiesce à la demande dans son entièreté. L’honorable David R. Collier, j.c.s., se prononce sur la demande et condamne la société défenderesse à payer la totalité des sommes réclamées par les sociétés demanderesses3. Le débat sur la demande en déclaration d’abus est toutefois reporté. La présente affaire porte sur cette demande.
La décision
Les sociétés demanderesses réclamaient des dommages représentant des honoraires professionnels et frais légaux qu’elles avaient encourus en raison des abus de procédure et du comportement de la société poursuivie.
À la lumière des faits du litige, l’honorable Pierre A. Béliveau, j.c.s., conclut que les procédures judiciaires et le comportement de la défenderesse étaient abusifs. Le fait d’énoncer des moyens de défense dont l’objectif ne vise qu’à prolonger le déroulement de l’instance constitue un détournement des fins de la justice. Dans une action en justice, les parties doivent respecter certaines obligations, soit faire preuve de coopération, ne pas agir de manière déraisonnable et agir avec bonne foi. Or, dans le cadre du déroulement de l’instance de la présente affaire, la défenderesse a omis de respecter ces obligations. Cette omission a été faite dans un but purement dilatoire, téméraire et déraisonnable afin de « gagner du temps » et de retarder le paiement des sommes réclamées.
Ainsi, le tribunal considère que de tels manquements doivent être sanctionnés de manière à permettre aux parties lésées, les demanderesses, d’obtenir une réparation raisonnable. Cette réparation est prévue aux articles 54 et 342 C.p.c.4. Elle doit être proportionnelle au préjudice réellement subi. Le tribunal accorde donc aux demanderesses une somme de 35 030 $ à titre de dommages-intérêts pour le paiement d’une partie des frais légaux qu’elles ont supportés. Cette somme devra être acquittée par la défenderesse, mais également par ses administrateurs et dirigeants. En effet, le tribunal considère que la responsabilité des administrateurs et dirigeants ne peut être dissociée de celle de la défenderesse en ce que leurs comportements sont à l’origine de l’abus reproché. Cette possibilité de condamner personnellement les administrateurs et dirigeants d’une personne morale pour des dommages-intérêts en lien avec l’article 54 C.p.c. est prévue à l’article 56 C.p.c., lequel se lit comme suit :
« 56. Lorsque l’abus est le fait d’une personne morale ou d’une personne qui agit en qualité d’administrateur du bien d’autrui, les administrateurs et les dirigeants de la personne morale qui ont participé à la décision ou l’administrateur du bien d’autrui peuvent être condamnés personnellement au paiement des dommages-intérêts. »
Par ailleurs, vu la faillite de la défenderesse, il apparaît d’autant plus pertinent de retenir la responsabilité des administrateurs et dirigeants pour faciliter l’obtention d’une quelconque réparation par les demanderesses.
Commentaires
Cette décision rappelle le pouvoir des tribunaux de sanctionner les administrateurs en raison d’un abus commis par une société. Une lecture combinée des articles 54 et 342 C.p.c. permet aux tribunaux d’octroyer une réparation monétaire pour les honoraires extrajudiciaires qui ont été engagés en raison de l’utilisation de manœuvres procédurales abusives.
De plus, cette décision permet d’illustrer un cas d’application de l’article 56 C.p.c. dans lequel les administrateurs et dirigeants d’une société peuvent être tenus personnellement et solidairement pour le paiement de frais légaux puisqu’ils sont à l’origine de la situation d’abus et que leur responsabilité ne peut être dissociée de l’acte reproché.
Pour toute question, communiquez avec un membre de notre équipe Litiges et résolution des différends ici ou encore avec les auteurs du présent billet :
Me Frédérique Lessard, associée
frederique.lessard@steinmonast.ca
418-649-4008
Me Antoine Beaudoin, associé
antoine.beaudoin@steinmonast.ca
418 640-4440
________________________________________________________________________________________________
[1] C-25.01 (ci-après « C.p.c. »).
[2] L.R.C. 1985, c. B-3.
[3] 9118-3905 Québec inc. c. 9288-4576 Québec inc., 2020 QCCS 3419.
[4] C-25.01 (ci-après « C.p.c. »).