Comment procéder à l’évaluation de la valeur « au jour du sinistre »? Le Tribunal s’est récemment prononcé sur les nuances à apporter dans la décision Walsh c. Intact Insurance Company1. Mes Jessica Gauthier et Élisabeth Lachance vous expliquent.
LES FAITS
En 2005, les demandeurs se portent acquéreurs d’un immeuble commercial construit en 1965 et y font d’importantes rénovations. En 2014, l’immeuble, assuré par la défenderesse, est complètement détruit lors d’un incendie. Ultimement, les demandeurs décident de ne pas le reconstruire. La défenderesse accepte de les indemniser à la hauteur de 726 709,22 $ – soit une somme équivalente à son évaluation de la valeur dépréciée de l’immeuble au jour du sinistre et au coût des travaux de démolition.
Les demandeurs contestent cette évaluation et considèrent qu’une indemnité d’assurance additionnelle de 838 692,00 $ devrait leur être versée en se fondant sur l’estimation de leur propre expert. Le Tribunal doit déterminer le montant de l’indemnité à laquelle ont droit les demandeurs et à cette occasion, se prononce notamment sur certaines questions de droit et d’interprétation de la police d’assurance :
- i) Les demandeurs sont-ils en droit d’être indemnisés pour les améliorations découlant de la mise aux normes du bâtiment alors qu’ils ont choisi de ne pas le reconstruire?
- ii) Le coût de correction des déficiences affectant l’immeuble est-il couvert par la police d’assurance?
- iii) Les honoraires professionnels à engager dans le cadre de la reconstruction théorique de l’immeuble doivent-ils être inclus dans l’évaluation de la valeur de l’immeuble au jour du sinistre?
ANALYSE
Les deux parties conviennent que lorsque l’assuré choisit de ne pas procéder à la reconstruction de l’immeuble, l’indemnité doit être établie sur la base de sa valeur au jour du sinistre. Cette notion est ainsi définie par la police d’assurance :
« Actual cash value : Various factors shall be considered in the determination of actual cash value. The factors to be considered shall include, but not limited to, replacement cost less any depreciation and market value. In determining depreciation, consideration shall be given to the condition of the property immediately before the damage, the resale value, the normal life expectancy of the property and obsolescence. »
Les expertises
Afin de déterminer le montant approprié de l’indemnité conformément au libellé de la police, les parties ont produit des rapports contradictoires d’experts ayant adopté deux approches méthodologiques distinctes.
D’une part, les demandeurs ont produit une estimation préparée par un entrepreneur et fondée sur diverses soumissions obtenues de sous-traitants en 2014 et 2015. D’autre part, la défenderesse a produit une estimation détaillée préparée par un estimateur à l’aide d’un logiciel du nom de Xactimate permettant d’établir le coût de remplacements des matériaux de chacune des pièces de l’immeuble. Elle a également retenu les services d’experts ingénieurs, afin d’analyser les normes réglementaires à respecter dans le cadre d’une potentielle reconstruction.
Le Tribunal considère que la méthodologie de l’expert des demandeurs doit être privilégiée, car elle se rapproche davantage du concept de la juste valeur au jour du sinistre. La Cour accorde plus de crédibilité à l’analyse effectuée par cet expert, principalement parce qu’elle se fonde sur plusieurs estimations émanant d’entrepreneurs dont les intérêts militent contre la présentation de devis gonflés, en vue de remporter le contrat dans un environnement concurrentiel2. De surcroît, le montant de l’estimation produite par la défenderesse est significativement inférieur à celle produite par les demandeurs et aux soumissions produites à son soutien, ce qui incite la Cour à douter de sa fiabilité.
La mise aux normes
Le concept de « mise aux normes » vise des normes réglementaires auxquelles un immeuble doit se conformer en cas de nouveaux travaux importants. En se fondant sur le libellé de la police d’assurance, la défenderesse soutient que les coûts découlant de la mise aux normes du bâtiment ne font pas l’objet d’une garantie d’assurance, vu l’absence de reconstruction. Le Tribunal rejette cependant cette prétention au terme de son interprétation de la police d’assurance.
Puisque la « valeur au jour du sinistre », telle que définie par la police d’assurance, n’exclut pas expressément le coût des mises aux normes de l’indemnité prévue en cas de non-reconstruction, la Cour conclut que la défenderesse ne peut tenter de réduire son obligation d’indemnisation au motif que de telles dépenses n’auraient pas été encourues par les demandeurs3. Par conséquent, la valeur de la mise aux normes doit, en l’occurrence, être incluse dans l’évaluation de la valeur de l’immeuble au jour du sinistre.
La correction de déficiences
Selon le Tribunal, il importe de distinguer la mise aux normes de la correction des déficiences affectant l’immeuble – laquelle relève plutôt de situations où le bien assuré contrevient d’ores et déjà à la Loi au moment du sinistre. En l’espèce, les coûts de correction concernent des déficiences donnant potentiellement lieu à des infractions réglementaires. Soit ces déficiences étaient présentes depuis la construction initiale de l’immeuble en 1965, soit elles sont nées suivant l’entrée en vigueur de nouvelles normes et nécessitent des réparations immédiates.
La défenderesse considère à bon droit que les coûts de correction de ces déficiences doivent être exclus de l’indemnité d’assurance due aux demandeurs4. En effet, puisqu’il ne s’agit pas de dommages directement causés par le sinistre, la Cour établit que les coûts de correction ne doivent pas être inclus dans l’évaluation de la valeur au jour du sinistre. Dans ce cas précis, nonobstant l’incendie du bâtiment, les demandeurs auraient pu recevoir des constats d’infractions en raison de leur défaut de s’être conformés aux normes en vigueur et auraient été contraints d’apporter les correctifs nécessaires.
La dépréciation
Les parties reconnaissent que la dépréciation de l’immeuble doit être considérée aux fins de l’évaluation de sa juste valeur au jour du sinistre, tel que le stipule la police d’assurance, mais elles ne s’entendent pas quant à la portée de la dépréciation applicable. La Cour retient la dépréciation établie par l’expert de la défenderesse – laquelle se base sur ses observations des débris carbonisés – et conclut que les demandeurs n’ont pas réussi à établir selon la balance des probabilités, qu’une dépréciation inférieure devrait prévaloir.
CONCLUSION
Cette décision récente traite des caractéristiques d’un rapport d’expert crédible portant sur l’évaluation de dommages à un bâtiment, et à l’inverse, de ce qui est susceptible de motiver la Cour à retenir une méthode d’évaluation plutôt qu’une autre. Comme précédemment exposé, la méthodologie qui reflète davantage la réalité d’un marché concurrentiel devrait être privilégiée. Notons également que les outils utilisés par les experts estimateurs, notamment les logiciels, peuvent nécessiter l’administration d’une preuve technique quant à leur utilisation, l’entrée de données et leur fiabilité, notamment lorsque leurs conclusions sont remises en cause devant le Tribunal.
De plus, la décision à l’étude rappelle qu’il peut être utile de soumettre aux tribunaux des scénarios alternatifs d’évaluation et de définir le mandat de l’expert estimateur en conséquence. Il s’agit à notre avis d’une bonne pratique lorsque le quantum d’une indemnité d’assurance est contesté à l’égard de plusieurs postes, dans la mesure où le juge ne retient pas, en tout ou en partie, les hypothèses de travail de l’un ou l’autre des experts.
Enfin, la Cour exprime clairement les paramètres qui doivent être considérés au stade de l’évaluation de la valeur au jour du sinistre en fonction du libellé du contrat d’assurance en litige : les coûts associés à la mise aux normes doivent être inclus, contrairement à ceux qui découlent de la correction des déficiences. Pour y voir clair en pareilles circonstances, il pourrait être opportun de retenir les services d’un expert ingénieur, afin de départager la valeur de ces deux postes.
Pour toute question, communiquez avec un membre de notre équipe de Droit des assurances ici ou encore avec les auteures du présent billet :
Me Jessica Gauthier, associée
jessica.gauthier@steinmonast.ca
418 640-4434
Me Élisabeth Lachance, avocate
elisabeth.lachance@steinmonast.ca
581 216-3020
12023 QCCS 3562.
2Walsh c. Intact Insurance Company, 2023 QCCS 3562, paragr. 71 et 76.
3Ibid, paragr. 86 à 89.
4Les expertises produites de part et d’autre sont d’ailleurs contradictoires à ce sujet.