Qu’en est-il de la levée du voile corporatif ?

22 juin 2021

Le voile corporatif

Possédant une personnalité juridique distincte de ses actionnaires, la société par actions n’engage, en principe, que sa propre responsabilité1. Le droit civil québécois a toutefois prévu quelques exceptions à ce principe lorsque des actionnaires mal intentionnés utilisent leur société comme écran.

Qu’est-ce que la levée du voile corporatif ?

La levée du voile corporatif est un concept prévu à l’article 317 du Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q. »)2. Cette disposition permet d’empêcher qu’un actionnaire utilise le contrôle d’une personne morale pour masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public3. Précisons que les administrateurs ne bénéficient pas de la protection du voile corporatif de sorte que lorsque l’actionnaire est également administrateur de la société, la protection que lui offre la personnalité distincte de cette dernière n’est plus aussi efficace.

La levée du voile corporatif permet d’intenter un recours directement contre l’actionnaire, véritable auteur de l’acte frauduleux commis apparemment par la société, sans pour autant constituer une source additionnelle de responsabilité personnelle ou remplacer le régime de la responsabilité civile. Ce mécanisme rend donc la personnalité juridique distincte de la société inopposable au tiers lésé, qui peut ainsi rechercher la responsabilité personnelle de l’actionnaire qui tente de s’y soustraire, et permet de considérer que le patrimoine de la société et celui de l’actionnaire forment un tout4.

Afin de mettre en branle ce mécanisme, deux (2) conditions doivent être remplies, soit (i) la société est l’alter ego de son actionnaire et (ii) l’existence d’une fraude, d’un abus de droit ou d’une contravention à une règle d’ordre public commis par la société, mais à l’instigation ou au bénéfice de l’actionnaire.

Dans quelles circonstances une société est-elle un « alter ego » ?

Une société est l’alter ego de son actionnaire lorsqu’elle est si intimement liée avec lui qu’elle n’est en réalité que son reflet. Cette notion implique qu’une preuve soit faite que le contrôle qu’exerce l’actionnaire sur la société est tel qu’on ne peut plus distinguer les actes posés par la société de ceux posés par l’actionnaire, en raison des liens étroits qui les unissent. Plusieurs facteurs peuvent être analysés pour déterminer l’existence d’un alter ego, mais le plus explicite et le plus susceptible d’englober la réalité du concept est le contrôle qu’exerce l’actionnaire sur la société5.

Comment différencier la fraude, l’abus de droit et la dérogation à une règle d’ordre public ?

Bien que les tribunaux semblent plutôt hésitants à catégoriser de façon hermétique les notions de fraude, d’abus de droit et de dérogation à une règle d’ordre public, un fait demeure : ces différentes notions partagent le même objectif, soit sanctionner les utilisations illégitimes de la personnalité juridique distincte d’une société.

La notion de fraude réfère de manière générale au fait accompli de porter atteinte aux intérêts d’autrui ou de se soustraire à l’application d’une règle de droit6. Elle inclut notamment l’acte posé par un débiteur insolvable dans le but de frauder ses créanciers, ainsi que le dol7. Cette notion s’entend également de la fraude au sens du Code criminel, c’est-à-dire « le fait par supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif de frustrer le public ou toute autre personne, déterminée ou non, d’un bien ou d’argent […] »8. Il faut toutefois garder en tête qu’il n’est pas nécessaire que l’illicéité en cause ait le degré de gravité requis pour en faire une infraction criminelle9.

La notion d’abus de droit vise, quant à elle, le fait d’exercer ses droits de manière à causer délibérément ou malicieusement un préjudice à autrui, ou d’une manière déraisonnable et contraire à la bonne foi10. L’abus de droit se divise en deux axes, soit (i) l’intention de nuire ou (ii) l’acte excessif ou déraisonnable. Le premier implique que le titulaire exerce son droit dans le but subjectif de nuire à autrui. Le second élargit le concept d’abus de droit en prévoyant qu’il inclut un aspect objectif qui renvoie à la notion générale de faute, laquelle peut référer à de la négligence, à de l’insouciance ou à tout autre acte contraire aux règles de la bonne foi11. Toutefois, la notion d’abus de droit ne doit pas être confondue avec celle de la mauvaise foi. En effet, la « simple » mauvaise foi ne saurait être suffisante pour justifier la levée du voile corporatif12.

Pour sa part, la notion de « contravention à une règle intéressant l’ordre public », vise essentiellement les contraventions à la réglementation en matière d’environnement, de sécurité publique, de communications ou de services d’utilité publique. En somme, il s’agit de contraventions à des règles juridiques à caractère impératif et auxquelles il est impossible de déroger par convention13.

Finalement, il est important de retenir que le soulèvement du voile corporatif est une mesure exceptionnelle qui requiert une analyse attentive des faits propres à chaque cas. Le fardeau de preuve nécessaire pour justifier un tel soulèvement est lourd notamment en raison de l’importance du principe de la personnalité juridique distincte des personnes morales.

Pour toute question relative à la levée du voile corporatif ou à la protection des actionnaires d’une société par actions, nous vous invitons à communiquer avec notre équipe de litige civil et commercial ici ou encore avec les autrices du présent billet.

Me Caroline Tardif, Avocate
caroline.tardif@steinmonast.ca
418-649-4013

Me Marianne Lamontagne, Avocate
marianne.lamontagne@steinmonast.ca
418-640-4458


Code civil du Québec, art. 309.
Ibid., art. 317.
3 Raymonde Crête et Stéphane Rousseau, Droit des sociétés par actions, 4e éd., Les Éditions Thémis, 2018, pp. 116-117, par. 254.
Op cit., Crête et Rousseau, note 3, p. 115, par. 251.
Buanderie Centrale de Montréal c. Montréal, [1994] 3 R.C.S. 29, p. 48.
6 Paul Martel, La société par actions au Québec  ̶  Les aspects juridiques, volume 1, Éditions Wilson & Lafleur, Martel ltée, 2020, p. 1-76, par. 1-240.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
10 Op cit., Martel, note 6, pp. 1-78 et 1-78.1, par. 1-243 et Code civil du Québec, art. 7.

[11] Op cit., Crête et Rousseau, note 3, pp. 131-132, par. 289 et 290.

[12] Stéphane Rousseau et Nadia Smaili, « La « levée du voile corporatif » en vertu du Code civil du Québec : des perspectives théoriques et empiriques à la lumière de dix années de jurisprudence », (2006) 47 C. de D. 815, 853.

[13] Op cit., Martel, note 6, pp. 1-77, par. 1-242.

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