L’expertise commune : principes juridiques
L’argument régulièrement soulevé afin de justifier certaines décisions de nature procédurale est celui du respect du principe de proportionnalité prévu par le législateur dans le Code de procédure civile (« C.p.c. »). Il faut toutefois être prudent et éviter de s’appuyer uniquement sur ce principe, notamment lorsqu’il est temps d’évaluer la possibilité de procéder au moyen d’une expertise commune; c’est à tout le moins ce que nous enseigne l’arrêt Webasto c. Transport TFI61 de la Cour d’appel.
Dans cette affaire, les appelantes se pourvoient à l’encontre d’un jugement rendu en cours d’instance imposant une expertise commune au terme d’une audition convoquée afin de finaliser le protocole de l’instance, puisque les parties ne parvenaient pas à s’entendre quant au volet portant sur la preuve par expertise. L’intimée souhaitait procéder par expertise commune, ce qui permettait, selon elle, de respecter le principe de proportionnalité. Les appelantes souhaitaient plutôt retenir les services d’un expert distinct en raison notamment de la nature du litige et des intérêts divergents des parties au dossier. Toujours selon les appelantes, l’expertise commune avait pour effet de porter atteinte au droit à une défense pleine et entière et ne permettait pas de maintenir la nature contradictoire du débat.
Après une rigoureuse analyse du droit applicable, la Cour d’appel infirme le jugement de première instance et permet à chacune des appelantes de retenir un expert distinct, notamment puisqu’elle craint que l’imposition d’un expert commun n’engendre l’effet pervers de transférer à ce dernier la charge de décider du litige au lieu et place du juge qui sera saisi du dossier au fond.
C’est dans ce contexte que la Cour d’appel explique la démarche appropriée devant guider le juge saisi d’une demande de forcer la confection d’une expertise commune. Il faut d’abord débuter l’analyse par l’examen de la source et des composantes du litige qui oppose les parties. Cette analyse est nécessaire pour permettre au juge gestionnaire de déterminer l’étendue de la preuve requise pour solutionner l’impasse quant à l’expertise commune2. Dans le cadre de cette analyse, les critères énoncés par le législateur à l’article 158 (2) du C.p.c. sauront guider le juge. Ces critères peuvent se résumer de la manière suivante : l’expertise commune peut être ordonnée si (i) le principe de la proportionnalité l’impose et (ii) tenant compte des démarches déjà entreprises par les parties, elle permet de résoudre efficacement le litige sans pour autant mettre en péril le droit des parties à faire valoir leurs prétentions3.
En effet, rappelons que le principe de la contradiction est également prévu par le législateur à l’article 17 du C.p.c. et que l’expertise commune ne doit donc pas compromettre le droit à une défense pleine et entière.
Ainsi, il existe certaines circonstances où le tribunal pourrait conclure que l’expertise commune n’est pas à l’avantage des parties par exemple (i) lorsque l’expertise porte sur une question hautement technique4, (ii) lorsque l’expertise porte sur un sujet sur lequel s’opposent plusieurs écoles de pensées5, (iii) lorsque les parties ne s’entendent pas sur la nature du mandat à donner à l’expert6 ou bien (iv) lorsque les parties ont déjà retenu des experts7.
Enfin, il faut garder à l’esprit que c’est dans le cadre de la négociation du protocole de l’instance que les parties auront l’occasion de se prononcer sur l’opportunité de l’expertise commune. Concernant la nécessité et l’importance pour les parties de manifester leur opposition à l’expertise commune à l’étape préalable de l’instance, nous vous invitons à consulter l’article publié par Mes Antoine Beaudoin, Gilles-Étienne Lemieux et Maude-Émilie Letarte ici.
Conclusion
Évidemment, l’expertise commune demeure une option envisageable, notamment lorsqu’elle porte sur des objets à caractère relativement objectif et que le droit à une défense pleine et entière n’est pas mis en péril. Il faut néanmoins retenir que le principe central de la procédure civile demeure celui de la contradiction et que le principe de proportionnalité ne permet pas, à lui seul, d’imposer à des parties de retenir les services d’un expert commun. Comme c’est souvent le cas dans le domaine du droit, en cas de désaccord entre les parties, le dernier mot revient toutefois au juge gestionnaire qui étudiera chaque cas à son mérite et déterminera, ultimement, si l’expertise commune doit être ordonnée.
Pour toute question relative aux motifs justifiant le refus d’avoir recours à une expertise commune ou toute autre question en matière procédurale, nous vous invitons à communiquer avec notre équipe de litige civil et commercial ici ou encore avec les auteurs du présent billet.
Me Mathieu Ayotte, associé
mathieuayotte@steinmonast.c
418-640-4459
Me Émilie Nadeau, avocate
emilie.nadeau@steinmonast.ca
418-649-4007
Me Marianne Lamontagne, avocate
marianne.lamontagne@steinmonast.ca
418-649-4013
1 Webasto c. Transport TFI6, 2019 QCCA 342.
2 Ibid., par. 15.
3 8926514 Canada inc. c. Richer, 2021 QCCS 3261, par. 93.
4 Geneviève Cotnam, « L’expertise commune : un changement culturel » dans Geneviève Cotnam et Isabelle Hudon (dir.), L’expertise, Montréal, LexisNexix, 2016, 51, p. 63, no 2-68.
5 Ibid.
6 8926514 Canada inc. c. Richer, 2021 QCCS 3261, par. 93.
7 B. Frégeau et Fils inc. c. Ville de Saint-Jean-sur-Richelieu, 2020 QCCS 3862.