En avril dernier, la Cour d’appel a rendu un jugement ayant pour effet de confirmer la décision d’un arbitre de grief concluant à la légalité de l’installation de caméras par un employeur dans ses bétonnières1.
Dans cette affaire, Lafarge Canada inc., une entreprise exploitant une usine de béton et ayant des activités de transport connexes, a procédé à l’installation du système DriveCam sur ses bétonnières. Ce système comprend deux objectifs : l’un captant l’avant du véhicule et l’autre l’intérieur de la cabine. La caméra filme de manière continue, mais n’enregistre que lorsque survient un « évènement », soit lorsque le système détecte une « force g » dépassant un certain seuil (accélération rapide, freinage ou virage brusque, etc.). Le système garde alors en mémoire une courte séquence de 12 secondes, à savoir les 8 secondes qui précèdent l’évènement et les 4 secondes qui le suivent.
Le syndicat représentant les conducteurs des bétonnières a formulé un grief alléguant qu’une telle surveillance vidéo portait injustement atteinte à la vie privée des conducteurs. Rejetant le grief, l’arbitre Jean-Guy Clément concluait que l’installation du système de caméras avait été faite pour des motifs rationnels, justifiés et légitimes et que l’atteinte aux droits des salariés était en l’espèce raisonnable et minimale.
État actuel du droit
Plusieurs sentences arbitrales ont été rendues ces dernières années au sujet de la légalité de l’installation d’un système de surveillance par caméra à l’intérieur de la cabine de camions. En plus du dossier mentionné ci-haut, pensons aux affaires BFI Canada2, Linde3, Sysco4, Lafarge (C-B)5, Innocon6 et Lafarge (2019)7. À l’exception de l’arbitre Francine Beaulieu dans l’affaire Sysco, les arbitres ont tous conclu à la légitimité de l’installation de ces systèmes de caméras. Voici donc un survol des principes applicables.
Dans les dossiers relevant de la juridiction québécoise, les arbitres appliquent le test élaboré dans l’arrêt Bridgestone/Firestone8 afin de déterminer la légitimité de ces systèmes de surveillance. Selon ce test :
- la surveillance doit être justifiée par des motifs raisonnables ;
- elle doit être proportionnelle, c’est-à-dire constituer une atteinte minimale aux droits fondamentaux ;
- un lien doit exister entre les motifs raisonnables allégués et le moyen choisi.
L’installation de tels systèmes de surveillance soulève des enjeux relativement au droit à la vie privée des salariés et à leur droit à des conditions de travail justes et raisonnables, deux droits prévus par la Charte des droits et libertés de la personne9.
Une atteinte à ces droits pourra être justifiée si elle est minimale, raisonnable et légitime. Il est généralement reconnu par la jurisprudence que l’expectative de vie privée est réduite sur les lieux du travail, à l’exception d’endroits tels que la salle de repos ou les toilettes. La situation des conducteurs est particulière, puisque leur prestation de travail est majoritairement accomplie dans la cabine d’un camion circulant dans un lieu public. Les arbitres ont admis que l’atteinte à la vie privée était, dans ce contexte, réduite et minimale.
Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence que lorsque la surveillance effectuée est de nature continue, elle est davantage susceptible de porter atteinte aux droits des salariés. À l’exception de l’affaire Sysco, les arbitres conviennent toutefois que l’utilisation des systèmes de type DriveCam ne constitue pas de la surveillance continue et est ainsi beaucoup moins attentatoire.
Justification raisonnable
Les employeurs ont invoqué la prévention et la protection de la santé et de la sécurité de leurs salariés et du public pour justifier l’installation de systèmes de type DriveCam. Les tribunaux ont jugé que de tels objectifs constituaient des justifications légitimes puisque la conduite des véhicules comportait des risques en soi pour les salariés ou le public.
Soulignons que les tribunaux sont arrivés à une telle conclusion dans le contexte où ils ont retenu que les activités de transport devaient être considérées à haut risque de sécurité, particulièrement en raison de l’usage de bétonnières et de citernes.
Mesures alternatives
À l’exception de l’arbitre Beaulieu dans Sysco, les arbitres ont conclu qu’il n’existait pas de mesures alternatives permettant d’obtenir les mêmes bénéfices que ceux poursuivis par les caméras situées à l’intérieur de l’habitacle des camions. Dans l’affaire Sysco, l’arbitre estime que d’autres mesures moins intrusives étaient possibles. Par exemple, le décideur suggérait de ne conserver que les caméras qui sont situées à l’extérieur des cabines. Les autres arbitres ont, à l’inverse, convenu que les caméras à l’extérieur ne permettaient pas, à elles seules, de détecter certains comportements à risque des conducteurs, puisque ce sont véritablement les caméras situées à l’intérieur de la cabine qui aidaient les employeurs à déterminer si le comportement du conducteur était ou non répréhensible lorsqu’un enregistrement est déclenché.
Conclusion
La surveillance par caméra dans les milieux de travail demeure un sujet sensible. Tout employeur qui désire procéder à l’installation de caméras devra prendre soin d’analyser les raisons qui motivent sa décision et vérifier si des mesures alternatives sont possibles. Chaque situation devra être analysée en fonction des particularités du milieu de travail et de la nature des activités de l’employeur.
Pour toute question à ce sujet, adressez-vous aux membres de nos équipes de droit du travail ici, de droit du transport ici ou aux auteurs du présent billet.
Me Jérémie Langevin, Associé
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1 Syndicat des métallos, section locale 7625 c. Lafarge Canada inc. (Division Lafarge, groupe de matériaux de construction), 2021 QCCA 642.
2 BFI Canada Inc. c. Teamsters, local Union no 213, sentence arbitrale du 11 juin 2012.
3 Teamsters Québec, section locale 106 c. Linde Canada Ltée, 2014 QCTA 943.
4 Syndicat des travailleurs et travailleuses de Sysco-Québec (CSN) c. Sysco Services alimentaires du Québec, 2016 QCTA 455 (pourvoi en contrôle judiciaire rejeté, 2017 QCCS 3791).
5 Lafarge Canada Inc. and TC, Local 213, Re, 2018 CarswellBC 1780.
6 Teamsters Local Union No. 230 Affiliated With the International Brotherhood of Teamsters v. Innocon Inc. (Toronto Ready Mix Concrete), 2019 CanLII 9237 (ON LA).
7 Syndicat national des opérateurs de bétonnières Montérégie c. Lafarge Canada inc., 2019 CanLII 115462 (QC SAT).
8 Syndicat des travailleurs(euses) de Bridgestone Firestone de Joliette (csn) c. Trudeau, 1999 CanLII 13295 (QC CA).
9 Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12.