Ce récent jugement rendu par la Cour supérieure du Québec en matière de bail commercial analyse l’épineuse question de l’obligation des locataires d’acquitter le paiement de leur loyer durant la période où leurs activités ont été suspendues, n’ayant pas été qualifiées d’essentielles par les autorités gouvernementales. En effet, ce jugement conclut qu’un locataire peut être relevé de son obligation de payer son loyer, dans la mesure où le locateur se voit empêché de lui fournir la jouissance paisible des lieux loués, même en cas de force majeure.
INTRODUCTION
La pandémie de Covid-19 a mené le gouvernement québécois à adopter un décret ordonnant la suspension des activités des entreprises offrant des services jugés non-essentiels ou des activités non-prioritaires (le « Décret »)1.
C’est dans ce contexte que la Cour supérieure du Québec, sous la plume de l’Honorable juge Peter Kalichman, a rendu un jugement le 16 juillet dernier dans l’affaire Hengyun2. La Cour se prononce sur l’impossibilité pour Hengyun International Investment Commerce inc. (le « Locateur ») de remplir son obligation principale, soit celle de fournir la jouissance paisible des lieux loués à 9368-7614 Québec inc. (le « Locataire »), exploitant un centre de conditionnement physique. Qualifiant la situation de force majeure pour le locateur, la Cour analyse les répercussions sur les obligations corrélatives du locataire, plus spécifiquement, le paiement du loyer.
I – LES FAITS
Le Locateur intente un recours contre le Locataire afin d’obtenir son éviction au motif que ce dernier aurait illégalement occupé les lieux loués, à la suite de la faillite du locataire initial identifié au bail. Il cherche également à obtenir une compensation à hauteur de 136 328,08 $ pour tous les loyers impayés en date du 15 mai 2020. Le Locataire, quant à lui, souhaite obtenir une réduction de son loyer pour diverses périodes à compter de 2018, notamment pour les mois de mars à juin 2020, alors qu’il n’a pu opérer son centre de conditionnement physique en raison du Décret.
Le Locataire invoque la force majeure pour justifier le fait qu’il a été empêché de payer les loyers pour les mois de mars à juin 2020. Il allègue que pour cette raison, il lui était impossible de générer des revenus comme à l’habitude et ainsi d’acquitter le paiement du loyer. De son côté, le Locateur soutient que le principe de la force majeure ne s’applique pas à la situation du Locataire, et, qu’en raison de l’existence d’une clause prévue au bail, reproduite au paragraphe 92, la pandémie ne saurait être invoquée à titre de justification pour le défaut de paiement du loyer.
II – LA DÉCISION
Dans son analyse, la Cour ne souscrit pas à l’argument avancé par le Locataire à l’effet qu’il était justifié de ne pas payer son loyer pour cause de force majeure. Le locateur, quant à lui, invoquait que le Locataire avait bénéficié d’un programme d’aide gouvernementale lui donnant droit à 40 000,00$, mais cet argument n’est pas retenu, la preuve étant à l’effet que les sommes n’ont pas été affectées au loyer, mais plutôt au paiement des frais et honoraires judiciaires.
Selon le juge, la situation dans laquelle se trouve le Locataire n’est pas causée par un cas de force majeure puisqu’il n’a pas été démontré que tout autre locataire dans la même situation aurait également été empêché d’honorer ses obligations (critère d’irrésistibilité).
La Cour est plutôt d’avis que c’est le Locateur qui a manqué à son obligation principale de procurer la jouissance paisible des lieux au Locataire en raison de la force majeure. En conséquence, s’appuyant sur l’article 1694 C.c.Q., elle conclut que puisque le Locateur bénéficie d’une exonération sur la base d’un cas de force majeure, il ne peut exiger le paiement du loyer.
La Cour discute enfin de l’existence d’une clause du bail prévoyant que, même en cas de force majeure, le locataire devait payer le loyer. Elle rappelle que les parties à un bail peuvent limiter la responsabilité du locateur quant à la jouissance paisible des lieux, puisqu’il ne s’agit pas d’une question d’ordre public, mais qu’elles ne peuvent l’exclure complètement. Sur cette base, considérant la fermeture obligatoire du centre de conditionnement physique pour les mois de mars à juin 2020 en raison du Décret, la Cour conclut que le Locateur ne pouvait tout simplement pas s’acquitter de son obligation de fournir la jouissance paisible des lieux.
De plus, selon la Cour, la clause d’exclusion invoquée faisait plutôt référence à une exclusion de responsabilité applicable dans les situations où la force majeure aurait pour effet de retarder l’exécution de l’obligation du Locataire, mais non dans les cas où elle aurait pour effet d’en empêcher totalement l’exécution. Pour ces raisons, le Locataire est finalement dispensé de payer le loyer pour les mois de mars à juin 2020.
III – LE COMMENTAIRE DES AUTEURS
La décision à l’étude est l’une des premières à s’intéresser à l’impact de la pandémie de Covid-19 sur les relations contractuelles, plus particulièrement en matière de louage commercial. À ce jour, nous ignorons si elle sera portée en appel et/ou si elle marquera le début d’un courant jurisprudentiel. Nous considérons toutefois que le raisonnement adopté soulève certains questionnements quant à l’obligation de délivrance du locateur, à l’inexécution partielle de l’obligation de jouissance paisible et à la limitation contractuelle de l’impact de la force majeure.
L’obligation de délivrance
En principe, si un locateur est en défaut d’exécuter ses obligations et qu’il peut valablement invoquer la force majeure, le locataire peut, sur la base de l’article 1694 du C.c.Q., requérir d’être libéré de son obligation corrélative de payer le loyer3. Une telle position a été avalisée par la Cour supérieure dans l’affaire Lareau c. Régie du logement4 où le locateur a été exonéré de ses obligations pour cause de force majeure dans le contexte de la crise du verglas de 19985. Bien que rendue en matière résidentielle, cette décision a été confirmée par la Cour d’appel du Québec6 et pourrait servir d’assise en matière commerciale.
Cependant, relativement à l’obligation de délivrance des lieux loués, la Cour d’appel du Québec a également indiqué, dans une autre affaire7, que le locataire qui veut engager la responsabilité du locateur pour le préjudice subi doit établir qu’il résulte d’un vice ou d’une défaillance du bien loué ou de ses accessoires, l’article 1854 C.c.Q. ne créant pas de présomption de faute ou de responsabilité du locateur. La Cour ajoute que le locateur n’est pas l’assureur de tous les risques du locataire.
Nous sommes donc respectueusement d’avis, à la lumière de ces enseignements, que l’on peut difficilement prétendre qu’en raison du Décret un locateur ne remplit pas ses engagements envers le locataire ou que le bien loué n’est pas en état, conforme à l’usage prévu ou susceptible d’être utilisé à cet effet. Ce sont plutôt les circonstances occasionnées par la pandémie qui ont empêché l’exploitation de l’entreprise spécifique du Locataire à l’intérieur des lieux loués.
L’inexécution partielle
Il est également important de noter que le jugement fait mention du fait que les biens du Locataire se trouvaient toujours sur les lieux et qu’il y avait toujours accès. La Cour ajoute que le Locataire « benefited, to some extent, from services ».
Or, le second alinéa de l’article 1694 C.c.Q. prévoit spécifiquement le cas où il y a exécution partielle par le débiteur de l’obligation :
« Lorsque le débiteur a exécuté son obligation en partie, le créancier demeure tenu d’exécuter la sienne jusqu’à concurrence de son enrichissement. »
Il semble que les services et l’accès dont a pu bénéficier le Locataire n’ont pas été considérés au moment de le dispenser totalement du paiement du loyer, sous forme de la dispense de versement du loyer, la Cour retenant que les lieux devaient être utilisés « solely as a gym » selon le bail.
La limitation contractuelle de l’impact de la force majeure
Dans son analyse de la clause du bail relative à la force majeure, la Cour a choisi d’en limiter le champ d’application à la performance d’obligation retardée, et non aux obligations qui ne peuvent pas être remplies du tout. La clause n’emploie pourtant pas seulement le terme « delayed », ni « term », mais également les notions de « hindered in or prevented from the performance of any term, obligation or act ».
Au surplus, les motifs ne semblent pas faire état du dernier alinéa de la clause relative à la force majeure qui se lit comme suit :
« However, the provisions of this Section 13.03 shall not operate to excuse the Tenant from the prompt payment of the Base Rent or Additional Rent or any other payments required by this Lease. »
CONCLUSION
Cette décision se veut la première analyse approfondie en lien avec la Covid-19 et la notion de force majeure. Dans le cas sous étude, la Cour suggère qu’un locataire pourrait, dans un cas bien précis, être dispensé d’acquitter le paiement de son loyer lorsqu’un événement de force majeure rend impossible l’obligation principale du locateur de fournir la jouissance paisible des lieux loués.
Nous anticipons que cette décision pourrait faire l’objet d’un appel ou que d’autres décisions pourraient suivre en matière de louage commercial en lien avec la situation particulière et sans précédent qu’a entraînée la pandémie.
Terminons en rappelant que la notion de force majeure n’est pas d’ordre public et que les parties sont libres d’en établir les paramètres par une simple stipulation contractuelle. Ainsi, avant de se prononcer sur l’impossibilité pour une partie d’exécuter ses obligations contractuelles en raison d’un évènement potentiellement imprévisible et irrésistible ou tout simplement d’invoquer la défense de force majeure, une étude attentive des documents contractuels s’impose ainsi qu’une analyse factuelle au cas par cas.
Les auteurs souhaitent remercier Me Anne-Sophie Paquet pour son aide lors de la rédaction du présent article.
Pour toutes questions en matière de litige ou de louage immobilier, adressez-vous aux membres de notre équipe en litige et en droit immobilier ici ou encore aux auteurs du présent billet :
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1 Décret numéro 223-2020 du 24 mars 2020 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19.
2 Hengyun International Investment Commerce Inc. c. 9368-7614 Québec inc., 2020 QCCS 2251.
3 Art. 1855 C.c.Q.
4 [1999] R.J.Q. 1201 (C.S.) (ci-après « Lareau c. Régie du logement »).
5 Dans Lareau c. Régie du logement (C.S.) (para. 11), la Cour supérieure a jugé que, dans le cadre de la crise du verglas de 1998, « la tempête de verglas et la panne d’électricité qu’elle a causée constituent une force majeure qui dégage le propriétaire de sa responsabilité pour son défaut de fournir à son locataire la jouissance paisible des lieux loué ».
6 Lareau c. Régie du logement, 2003 CanLII 71871 (QC CA).
7 9192-2401 Québec inc. (Fabrication Pro-Fab) c. Villeneuve (Immeubles Jolika), 2018 QCCA 1143.