Par Me Isabelle Germain, associée, Me Nicolas Moisan, associé, et Me Julie Pamerleau, avocate
Le 11 septembre dernier, l’honorable Christine Beaudoin, juge à la Cour supérieure, rendait une décision[1] très attendue et médiatisée sur le régime législatif québécois et canadien sur l’aide médicale à mourir. La juge Beaudoin conclut que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible au sens du Code criminel[2] porte atteinte aux droits fondamentaux prévus aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[3] (ci-après la « Charte ») et que l’exigence de la fin de vie prévue à la loi québécoise, à savoir la Loi concernant les soins de fin de vie[4] (ci-après la « Loi »), viole également l’article 15 de la Charte. La juge Beaudoin considère que ces violations ne peuvent se justifier en vertu de l’article 1 de la Charte et qu’elles sont ainsi inconstitutionnelles.
La juge Beaudoin suspend l’effet de la déclaration d’invalidité constitutionnelle pour une période de six (6) mois et accorde aux deux (2) demandeurs, M. Jean Truchon et Mme Nicole Gladu, une exemption constitutionnelle durant cette période de temps.
Les deux (2) paliers de gouvernement ont confirmé tout récemment qu’ils ne porteraient pas la cause en appel.
Les faits
Truchon, âgé de 51 ans, est né avec une paralysie cérébrale spastique avec triparaisie qui le laisse entièrement paralysé, à l’exception de son bras gauche. En 2012, on lui diagnostique une sténose spinale sévère et une myélomalacie qui entraînent une paralysie permanente de son bras gauche. Malgré sa condition, son pronostic de vie s’établit à plusieurs années.
Pour sa part, Mme Gladu, âgée de 73 ans, a contracté une poliomyélite alors qu’elle était enfant. Elle demeure avec une paralysie résiduelle du côté gauche et une scoliose sévère causée par la déformation de sa colonne vertébrale. À 47 ans, elle reçoit un diagnostic du syndrome dégénératif musculaire post-poliomyélite et, depuis, sa condition s’est grandement dégradée. Cependant, son pronostic de vie s’établit encore à deux (2) ou trois (3) ans.
Les deux (2) demandeurs remplissent l’ensemble des exigences du Code criminel pour obtenir l’aide à mourir, à l’exception de la mort naturelle raisonnablement prévisible, ainsi que tous les critères de la loi provinciale, à l’exception de celui d’être en fin de vie. Déclarés inadmissibles à l’aide à mourir, ils contestent la constitutionnalité de ces exigences qui seraient inconstitutionnelles, puisqu’en violation des articles 7 et 15 de la Charte, soit le droit à la vie, à la liberté, à la sécurité ainsi que le droit à l’égalité.
Selon les demandeurs, ces exigences contreviennent également aux principes énoncés dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général) (ci-après l’« arrêt Carter »)[5], avec pour conséquence de leur retirer le droit d’obtenir l’aide médicale à mourir que leur octroyait pourtant cette décision.
Les motifs de la décision
L’arrêt Carter ne crée pas un droit constitutionnel à l’aide médicale à mourir
L’arrêt Carter a décriminalisé l’aide au suicide à certaines conditions. La Cour suprême a alors déclaré inconstitutionnel l’alinéa 241 b) et l’article 14 du Code criminel et a laissé au législateur le choix de mettre sur pied un régime législatif conforme aux principes énoncés dans son arrêt. La Cour suprême ne limite pas ni ne restreint la possibilité de recevoir l’aide médicale à mourir aux seules personnes dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible ou qui sont en fin de vie, et ce, ni explicitement ni implicitement. Le fondement de l’arrêt Carter est le respect de la volonté de la personne, la préservation de sa dignité et le soulagement de ses souffrances.
Ainsi, l’exigence de mort naturelle raisonnablement prévisible de l’alinéa 241.2 (2) d) du Code criminel et celle de la fin de vie du paragraphe 3 du premier alinéa de l’article 26 de la Loi sont incompatibles avec les principes énoncés dans l’arrêt Carter. Cependant, ces exigences, malgré une incompatibilité avec la décision de la Cour suprême, ne sont pas inconstitutionnelles de facto.
Par conséquent, le Tribunal a examiné leur constitutionnalité en regard des articles 7 et 15 de la Charte.
L’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, prévue à l’alinéa 241.2 (2) d) du Code criminel, porte atteinte à l’article 7 de la Charte
Pour qu’il y ait violation à un droit prévu à l’article 7 de la Charte, les demandeurs doivent démontrer que la loi ou une mesure prise par l’État les prive ou porte atteinte à leur droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité. Ils doivent également démontrer que la privation ou l’atteinte contrevient au principe de justice fondamentale en ne respectant pas des exigences constitutionnelles minimales.
Par l’adoption de l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, l’État porte directement atteinte à l’intégrité physique des demandeurs, leur cause des douleurs physiques et psychologiques et les prive de la possibilité de faire un choix fondamental qui soit respectueux de leur dignité et de l’intégrité de leur personne.
La violation des droits fondamentaux des demandeurs (en vertu de l’article 7 de la Charte) ne se justifie pas par l’article 1 de la Charte
Afin de déterminer si la violation des droits fondamentaux se justifie par l’article 1 de la Charte, le Tribunal applique les critères établis dans l’arrêt Oakes[6]. D’abord, il faut que la restriction provienne d’une règle de droit et que l’objectif de la disposition attaquée ait un caractère urgent et réel. Ensuite, il doit exister un degré suffisant de proportionnalité entre l’objectif et le moyen utilisé pour l’atteindre. Ce degré s’évalue en considérant le lien rationnel entre la restriction et l’objectif, l’atteinte minimale au droit ou à la liberté et la proportionnalité entre les effets de la disposition et l’intérêt supérieur du public.
Dans le présent cas, la restriction provient d’une règle de droit établie dans le Code criminel. Son objectif, visant la protection des personnes vulnérables, peut comporter un caractère urgent et réel compte tenu des implications en jeu et des conséquences possibles de mort.
Cependant, il n’a pas été démontré que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible constitue le moyen le moins radical de protéger les personnes vulnérables qui pourraient être incitées à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse.
Quant à la proportionnalité des effets, le Tribunal est d’avis que les effets préjudiciables sur des personnes qui ne sont pas mourantes, mais dont la condition demeure grave et irréversible, qui vivent un déclin de leurs capacités, sans aucune chance de voir leur état s’améliorer et, surtout, qui souffrent physiquement et psychologiquement d’une manière constante et intolérable, sont de loin supérieurs aux bénéfices escomptés pour l’ensemble de la société compte tenu de la suffisance des autres mesures de sauvegarde prévues par la loi.
L’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, prévue à l’alinéa 241.2 (2) d) du Code criminel, porte également atteinte à l’article 15 de la Charte
En l’espèce, à cause de leur condition physique propre, les demandeurs ne peuvent obtenir l’aide médicale à mourir malgré le fait qu’ils satisfont par ailleurs à l’ensemble des autres exigences de la loi, et sont privés de la possibilité de mourir dans des conditions qui seraient disponibles s’ils étaient en fin de vie. Dans le présent cas, l’exigence contestée ne tient pas compte de la situation propre, des caractéristiques et des besoins réels des demandeurs d’une manière qui respecte leurs valeurs en tant qu’êtres humains.
La violation des droits fondamentaux des demandeurs (en vertu de l’article 15 de la Charte) ne se justifie pas par l’article 1 de la Charte
Le Tribunal conclut que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible prévue à l’alinéa 241.2 (2) d) du Code criminel ne satisfait pas aux normes d’atteinte minimale et de proportionnalité des effets. Ainsi, elle n’est pas justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte.
Le paragraphe 3 du premier alinéa de l’article 26 de la Loi est également inconstitutionnel en vertu des mêmes principes
Tout comme lors de son analyse de la disposition du Code criminel, le Tribunal conclut que le paragraphe 3 du premier alinéa de l’article 26 de la Loi viole l’article 15 de la Charte et ne se justifie pas en vertu de l’article 1 de la Charte. Le Tribunal n’a pas jugé nécessaire d’examiner la disposition contestée à la lumière de l’article 7 de la Charte.
Conclusion
Ce jugement constitue une étape importante dans la décriminalisation de l’aide médicale à mourir et oblige les législateurs, tant fédéral que provincial, à poursuivre la réflexion sur cet enjeu.
Au cours des prochaines années, l’aide médicale à mourir fera nécessairement l’objet à nouveau de réflexions fondamentales. En effet, plusieurs interrogations subsistent au sujet de l’extension de ce droit aux mineurs et aux personnes inaptes, pour ne donner que ces exemples. Les législateurs ne pourront faire l’économie d’une réflexion profonde sur l’application concrète de l’aide médicale à mourir. Il est à prévoir aussi que les tribunaux seront appelés à examiner ces questions.
[1] Truchon c. Procureur général du Canada, 2019 QCCS 3792.
[2] L.R.C. (1985), ch. C-46, par. 241.2 (1) et 241.2 (2).
[3] Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
[4] RLRQ, c. S-32.0001, art. 26.
[5] [2015] 1 R.C.S. 331.
[6] R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.