Extrait de la revue Espace Québec, Volume 24, #2, 2018
Bien que les municipalités du Québec puissent régir et prohiber les usages du sol et les constructions sur leur territoire, la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme1 prévoit une protection par droits acquis pour les usages et constructions qui deviennent dérogatoires par l’adoption d’un règlement modifiant le zonage ou les normes de construction applicables à la zone visée. Cependant, la LAU prévoit que les usages et constructions dérogatoires peuvent être régis par les municipalités, notamment en exigeant que cesse un usage dérogatoire abandonné ou interrompu pour une période de temps définie ou en interdisant la reconstruction d’une construction dérogatoire détruite par la survenance d’un sinistre. Alors qu’il était précédemment clair dans la jurisprudence qu’un droit acquis à un usage dérogatoire n’était pas éteint de par la destruction de la construction l’habitant, la Cour d’appel est récemment venue créer une brèche importante dans ce principe.
En effet, la Cour d’appel s’est prononcée quant à l’interrelation entre le droit acquis à une construction dérogatoire et à un usage dérogatoire lors de la destruction d’une construction par incendie dans l’affaire Vaudreuil-Dorion (Ville de) c. 9160-4850 Québec inc.2. Les faits relatés dans cette affaire sont les suivants. 9160-4850 Québec inc. (ci-après « 9160 ») était propriétaire d’une station-service avec dépanneur construite en 1993. À l’époque de la construction, la réglementation de zonage permettait les usages commerciaux dans la zone visée.
Subséquemment à la construction, la Ville de Vaudreuil-Dorion (ci-après la « Ville »), modifie son règlement de zonage, de sorte que la station-service se retrouve désormais en zone agricole et que conséquemment, elle bénéficie de droits acquis pour la poursuite de son exploitation.
Le 3 février 2010, un incendie cause de lourds dommages au bâtiment qui abrite les installations de la station-service. Étant désireuse de reconstruire le plus rapidement possible, 9160 communique avec la Ville afin d’obtenir un permis de démolition et de reconstruction. Dans le cadre de cette demande, 9160 apprend que, puisque l’incendie a occasionné une perte de valeur de plus de 50 % au sens de son règlement de construction, la Ville refuse la délivrance d’un permis de reconstruction. Pour elle, il est clair que 9160 a perdu le droit acquis à l’usage « station-service avec dépanneur ».
Voyant que 9160 refuse de démolir ce qu’il reste des bâtiments et de remettre en état le terrain, la Ville s’adresse à la Cour supérieure afin d’obtenir une ordonnance visant la démolition de toutes les constructions. 9160 prétend, quant à elle, qu’elle n’a pas perdu le droit acquis à l’usage dérogatoire dans la mesure où elle peut reconstruire le bâtiment en conformité avec le règlement de construction, tel qu’actuellement en vigueur. Le juge de la Cour supérieure lui donne raison et rejette le recours introduit par la Ville retenant que la LAU distingue les droits acquis à l’égard des normes d’usage de ceux relatifs aux normes d’implantation ou de construction. Pour le juge, l’article du règlement de construction sur lequel s’appuie la Ville ne vise que la perte des droits acquis quant à une construction dérogatoire et n’emporte pas la perte des droits acquis à l’usage « station-service avec dépanneur ».
La Ville se pourvoit en appel de ce jugement afin d’obtenir l’ordonnance recherchée. La Cour d’appel accueille l’appel et casse le jugement de la Cour supérieure. En effet, les juges Morissette et Healy3 sont d’avis que le règlement de construction, qui prévoit que la reconstruction d’un bâtiment dérogatoire détruit doit être effectuée « en conformité avec les règlements en vigueur au moment de cette reconstruction » signifie que l’usage qui sera abrité par le nouveau bâtiment doit également être conforme au règlement de zonage. Ce faisant, pour la Cour d’appel, 9160 a perdu son droit acquis à l’usage dérogatoire de station-service lors de la destruction de la construction dérogatoire et toute nouvelle construction devra respecter à la fois le règlement de construction et le règlement de zonage.
La Cour d’appel s’appuie sur des décisions rendues précédemment et portant sur des faits similaires, mais dans lesquelles la réglementation de zonage et de construction était fort différente. En effet, dans ces décisions, la réglementation prévoyait explicitement que la destruction d’une construction dérogatoire emportait automatiquement la perte du droit acquis à un usage dérogatoire exercé dans cette construction.
Pour la Cour d’appel, le règlement de construction de la Ville est fort clair et calqué sur le texte de la LAU et, ce faisant, il doit être appliqué tel quel. La Cour ne décèle aucune ambiguïté qui permettrait de penser que la distinction entre l’usage dérogatoire et la construction dérogatoire était véritablement ce que recherchait le législateur.
Cette conclusion de la Cour d’appel tranche de manière marquée avec la jurisprudence applicable en de telles situations. C’est d’ailleurs ce que relève la juge Saint-Pierre dans sa dissidence, alors qu’elle précise que la construction d’un bâtiment est une chose et que l’usage d’un lot en est une autre. Pour elle, il s’agit de deux concepts différents et indépendants en ce que le premier vise la structure du bâtiment, alors que le second vise « ce qu’un occupant peut faire de son lot ».
Cette décision de la Cour d’appel vient donc créer une brèche importante dans le concept de droits acquis tel qu’il est actuellement connu et appliqué. À noter toutefois que l’état du droit sur cette question n’est pas encore fixé puisque 9160 a déposé une requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême.
1 La juge Marie Saint-Pierre est dissidente dans cette affaire.
2 RLRQ, c. A-19.1, art. 113 (ci-après la « LAU »).
3 2018 QCCA 1107.