Par Me Maud Rivard, associée, et Me Julie Pamerleau, avocate
Tout récemment, la Cour d’appel a eu à se prononcer de nouveau sur les notions de « perte d’ouvrage » et de « malfaçons » au sens des articles 2118 et 2120 du Code civil du Québec (« C.c.Q. »), en rappelant la distinction entre les deux1.
Faits
Dans cette affaire, la Demanderesse, Société des vétérans polonais de guerre du Maréchal J. Pilsudski, alléguait l’existence de déficiences et malfaçons découlant de travaux de réfection d’un mur de parement de briques et poursuivait l’architecte qui avait préparé les plans et devis; l’ingénieur en structure qui avait conçu les travaux de réfection du mur et surveillé les travaux; son entreprise; ainsi que l’entrepreneur en construction spécialisé dans les travaux de maçonnerie ayant réalisé les travaux.
Les experts de la Demanderesse, un architecte et un ingénieur, concluaient que le mur était affecté de déficiences telles qu’il devait être démoli et reconstruit.
Le juge Pierre-C. Gagnon de la Cour supérieure a rendu un jugement le 11 juillet 2016 condamnant solidairement l’entrepreneur, l’ingénieur en structure et son entreprise à des dommages et intérêts envers la Demanderesse, et ce, pour une responsabilité retenue en vertu de l’article 2118 du C.c.Q.
Préalablement à l’instruction, la Demanderesse avait réglé le dossier hors Cour avec l’architecte. Le juge Gagnon conclut que la quittance donnée à l’architecte par la Demanderesse ne peut procurer remise, totale ou partielle, des obligations de l’entrepreneur ou de l’ingénieur. Puisque l’architecte n’avait ni dirigé ni surveillé les travaux, son rôle se limitait à sceller les plans et sa responsabilité n’aurait pu être retenue en vertu de l’article 2118 C.c.Q. qui prévoit la solidarité.
Les Défendeurs sont allés en appel de cette décision, tout comme la Demanderesse en appel incident pour le montant octroyé pour les dommages.
La « perte de l’ouvrage » au sens de l’article 2118 C.c.Q. : au-delà du simple risque
La Cour d’appel conclut que la Demanderesse n’a pas démontré, par preuve prépondérante, que les lacunes soulevées par ses experts entraînaient réellement une perte de l’ouvrage et que celles-ci ne pouvaient être corrigées sans procéder au démantèlement du mur et sa reconstruction à neuf. Par conséquent, le juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante.
Pour la Cour d’appel, la seule évocation d’un danger pour le public en raison d’un risque de corrosion pouvant entraîner un possible effondrement du mur n’est pas suffisante pour remplir les critères d’application de l’article 2118 C.c.Q. La preuve d’expertise soumise par la Demanderesse est jugée « très fragile, voire hypothétique et surtout vivement contestée par plusieurs experts » des Défendeurs. Or, le jugement en première instance ne traite aucunement des expertises soumises par les Défendeurs. La Cour d’appel trouve par ailleurs préoccupant le fait qu’aucune preuve ne démontre de signe apparent et objectif de détérioration ou de corrosion du mur depuis sa construction, il y a plus de onze (11) ans, ni quelconque menace tangible d’écroulement. À cet égard, la Cour reste sceptique devant la seule preuve d’expert en demande qui ne conclut qu’à des craintes à long terme relativement à un risque de corrosion et de mouvement. Par ailleurs, la Demanderesse n’a jamais dénoncé aucun danger ou risque imminent à son assureur, ni n’a fait de dénonciation en ce sens à la Ville de Montréal.
La Cour d’appel rappelle que la « perte de l’ouvrage » se définit comme une défectuosité grave, entraînant des inconvénients sérieux, rendant l’ouvrage impropre à son usage et exigeant des corrections sans quoi la perte se concrétisera. La présomption de responsabilité prévue à l’article 2118 C.c.Q. ne trouve application que si le propriétaire réussit à démontrer la « perte de l’ouvrage » par prépondérance de probabilités, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Les « malfaçons » au sens de l’article 2120 C.c.Q. : régime de garantie légale sans démonstration de faute
Alors que la Cour d’appel conclut à l’absence de « perte d’ouvrage » au sens de l’article 2118 C.c.Q., elle considère néanmoins que les lacunes présentes sur le mur constituent des malfaçons au sens de l’article 2120 C.c.Q. et qu’elles ont été découvertes dans l’année suivant la réception de l’ouvrage.
La Cour d’appel réitère que le régime de garantie légale prévue à l’article 2120 C.c.Q. s’applique sans que le client (ici la Demanderesse) n’ait à démontrer une quelconque faute, alors que le seul fardeau de preuve est de prouver des malfaçons et la découverte ou manifestation dans la première année suivant la réception de l’ouvrage.
En l’espèce, la Cour supérieure avait conclu à un non-respect des règles de l’art quant à l’insuffisance du nombre d’attaches et à leur espacement. La Cour d’appel est d’accord pour qualifier le tout de « malfaçons » donnant lieu à l’octroi de dommages.
L’évaluation des dommages en appel : quand la Cour doit arbitrer ceux-ci devant l’absence de preuve directe
Quant aux dommages, la Cour d’appel refuse d’octroyer à la Demanderesse la valeur obtenue en première instance, soit le coût pour la démolition et la reconstruction du mur et les honoraires des professionnels (architecte et ingénieur), considérant sa conclusion quant à l’article 2118 C.c.Q.
Devant l’absence de preuve de la valeur des dommages découlant des malfaçons que la Demanderesse est susceptible de recevoir en vertu de l’article 2120 C.c.Q., la Cour d’appel se prête à l’exercice de calculer elle-même ceux-ci avec les informations contenues dans les rapports d’expertise. La Cour arbitre le montant des dommages à partir des indices de la valeur des travaux requis contenue dans le rapport d’expert quant à l’ajout d’ancrages pour corriger les malfaçons et de la réduction de la vie utile du mur.
La quittance et la solidarité
Quant à la quittance donnée à l’architecte, la Cour d’appel maintient la décision rendue en première instance. Puisqu’aucune faute ne peut être imputée à l’architecte, alors que l’entrepreneur n’a de toute façon pas utilisé les plans scellés qu’il a préparés, les Défendeurs ne peuvent bénéficier d’une remise ou d’une réévaluation de leur part, alors qu’ils sont les seuls responsables du préjudice, soit les malfaçons.
Finalement, appelée à se prononcer sur une autre question, la Cour d’appel rappelle que contrairement à l’article 2118 C.c.Q., le régime de l’article 2120 C.c.Q. impose une responsabilité conjointe et non solidaire.
En conclusion
Pour qu’il y ait application de l’article 2118 C.c.Q., la partie demanderesse a le fardeau de démontrer une perte de l’ouvrage, soit une défectuosité majeure menaçant de façon concrète la solidité de l’ouvrage ou une ruine réelle, et non hypothétique.
La non-conformité de l’ouvrage avec certaines normes de construction et des écarts au niveau des règles de l’art ne suffisent pas pour appliquer la présomption prévue à l’article 2118 C.c.Q.
Si la partie demanderesse ne peut remplir son fardeau au sens de l’article 2118 C.c.Q., elle pourra parfois se rabattre sur la responsabilité prévue à l’article 2120 C.c.Q. à la condition que les malfaçons soient découvertes dans l’année suivant la réception de l’ouvrage. Elle n’aura alors droit, à titre de dommages, qu’au coût pour corriger les malfaçons, et non pour la reconstruction de l’ouvrage.
Par ailleurs, en tant que partie demanderesse, il vaut toujours mieux ventiler les dommages à la fois sous les articles 2118 et 2120 C.c.Q., de façon subsidiaire, afin que la Cour puisse déterminer le coût des dommages dépendant du régime de responsabilité qu’elle retient.
1 Construction Dompat inc. c. Société des vétérans polonais de guerre du Maréchal J. Pilsudski, 2019 QCCA 926.