Les actionnaires ne peuvent réclamer pour les dommages subis par la société dans laquelle ils détiennent des actions

Par Par Me Antoine Pinard-Beaudoin et Me Frédérique Lessard

13 juin 2019

La Cour suprême dans l’arrêt Brunette c. Legault Joly Thiffault, s.e.n.c.r.l., 2018 CSC 55 est venue réaffirmer que les actionnaires ne disposent pas d’un droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle ils détiennent des actions.

Les faits

Fiducie Maynard 2004 (« Fiducie »), était la seule actionnaire de 9143‑1304 Québec inc., une société de portefeuille qui contrôlait, en totalité ou en partie, les sociétés qui formaient le Groupe Melior, groupe qui rénovait et exploitait des résidences pour personnes âgées avant 2010.

Suite à la faillite de la plupart des sociétés et de la société de portefeuille du Groupe Melior, les fiduciaires de la Fiducie intentent une action pour recouvrer la perte de valeur du patrimoine de la Fiducie auprès d’un groupe d’avocats et comptables aux motifs que ces derniers auraient commis un certain nombre de fautes professionnelles dans l’établissement de la structure fiscale du Groupe Melior.

En première instance, les avocats et comptables présentent une requête en irrecevabilité pour cause d’absence d’intérêt suffisant se fondant sur l’article 165(3), du Code de procédure civile (le « C.p.c. »), laquelle est accueillie par la Cour supérieure.

Quant à la Cour d’appel, elle a souscrit à l’unanimité à l’opinion du juge de première instance et a confirmé le rejet de la demande en raison de l’absence d’intérêt suffisant.

L’affaire est par la suite portée devant la Cour suprême. Par ce pourvoi, la Cour suprême est appelée à réaffirmer les règles relatives à la qualité pour agir prévue au Code de procédure civile et à la personnalité juridique distincte des sociétés.

L’irrecevabilité d’un recours en l’absence d’intérêt suffisant pour agir

Dans son jugement, la Cour Suprême rappelle que le moyen d’irrecevabilité prévu à l’article 165(3) C.p.c. ne sera accueilli que si le demandeur n’a manifestement pas d’intérêt. Il est bien connu, qu’au stade préliminaire, les tribunaux sont appelés à faire preuve de prudence avant de rejeter une demande sur ce fondement. Ceci dit, l’intérêt suffisant est une condition de recevabilité applicable à toutes les demandes et les tribunaux doivent être en mesure d’établir son existence et de rejeter les demandes lorsque l’intérêt allégué est insuffisant. La majorité de la Cour suprême souligne d’ailleurs que vu la rareté des ressources judiciaires, les tribunaux doivent être capables de rejeter au stade préliminaire les demandes qui sont manifestement non fondées. Ainsi, la question de l’intérêt suffisant du demandeur doit pouvoir être tranchée au stade des requêtes préliminaires sans que le tribunal ait besoin de décider si la demande est fondée en droit. L’intérêt suffisant d’une partie demanderesse doit donc être examiné avant le fond du dossier.

L’article 85 du C.p.c. énonce la règle de base quant à la qualité pour agir au Québec. L’intérêt juridique requis pour agir doit être un intérêt direct et personnel et né et actuel. Dans le contexte d’une action en responsabilité civile, la Cour suprême rappelle que le principe énoncé, dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., 2011 CSC 9, par. 44, selon lequel « seul un préjudice personnel confère à l’auteur d’une demande en justice l’intérêt requis pour la présenter », est toujours d’actualité.

En l’espèce, il incombait à la Fiducie d’alléguer les faits nécessaires pour démontrer le caractère suffisant de son intérêt juridique à réclamer des dommages-intérêts en responsabilité civile aux professionnels.

Les actionnaires disposent-ils d’un droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle ils détiennent des actions?

En droit civil québécois, les actionnaires ne possèdent pas de droit d’action résultant des fautes commises à l’endroit d’une société dans laquelle ils détiennent des actions. L’article 292 du Code civil du Québec reconnaît que les personnes morales, comme les sociétés ont une personnalité juridique distincte. Ainsi, c’est la société elle-même qui a la capacité d’agir pour exercer ses droits d’action en son propre nom ce qui a pour corolaire que les actionnaires ne peuvent exercer personnellement un droit d’action qui appartient à la société elle-même.

Dans l’arrêt Houle c. Banque Canadienne Nationale, 1990 3 R.C.S. 122, la Cour suprême a reconnu que les actionnaires peuvent, dans certaines circonstances, avoir leur propre droit d’action contre le même défendeur qu’une société pourrait poursuivre s’ils sont en mesure d’établir :

  1. que le défendeur a manqué à une obligation distincte envers les actionnaires; et
  2. que ce manquement leur a occasionné un préjudice indirect, indépendant de celui subi par la société.

La Cour suprême rappelle n’avoir créé aucune exception à la règle générale suivant laquelle les actionnaires peuvent avoir un droit d’action indépendant lorsqu’ils établissent les éléments essentiels de la responsabilité civile de manière distincte de la faute commise à l’endroit de la société et du préjudice causé à celle-ci.

Dans l’arrêt Brunette, précité, les fiduciaires n’ont pas réussi à démontrer que la Fiducie disposait d’une cause d’action indépendante en responsabilité civile contre les professionnels. Un actionnaire ne peut donc intenter personnellement un recours contre des tiers sur le fondement d’un droit d’action appartenant à la société dans laquelle il détient des actions. Cela découle du fait qu’il serait incohérent que les actionnaires bénéficient d’une responsabilité limitée tout en obtenant un droit d’action relativement aux fautes commises à l’endroit de la société dans laquelle ils détiennent des actions. Le voile de la personnalité morale est étanche de part et d’autre. Comme les actionnaires ne peuvent être tenus responsables des fautes commises par la société, ils ne peuvent à l’inverse réclamer des dommages pour les fautes commises à l’endroit de la société.

Conclusion

Les principes du droit procédural et du droit des sociétés au Québec empêchent les actionnaires d’exercer des droits d’action qui appartiennent aux sociétés dans lesquelles ils détiennent des actions. Les actionnaires d’une société peuvent intenter une poursuite que s’ils peuvent démontrer :

  1. un manquement à une obligation distincte à l’égard des actionnaires; et
  2. un préjudice direct qui est distinct de celui subi par les sociétés dans lesquelles ils détiennent des actions.

Ces exigences reflètent les principes essentiels de la responsabilité civile sous le régime du Code de procédure civile et permettent uniquement aux actionnaires ayant un intérêt direct et personnel de réclamer des dommages-intérêts à des tiers défendeurs.

Au passage, la Cour suprême rappelle que les actionnaires peuvent veiller à ce qu’une société exerce ses droits en intentant un recours similaire à l’action oblique au nom de la société prévu aux articles 239 et suivants de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et à l’article 445 de la Loi sur les sociétés par actions (Québec).

Application récente dans l’affaire Godard c. Godard

Récemment, la Cour supérieure dans l’affaire Godard c. Godard, 2019 QCCS 602 a appliqué les principes énoncés dans la décision Brunette, précité, et rejeté l’action d’un demandeur ayant introduit une poursuite en redressement d’abus de pouvoir et d’iniquité en vertu de l’article 450 de la Loi sur les sociétés par actions (Québec), communément appelée recours en oppression. La Cour supérieure a rejeté l’action d’un actionnaire demandeur au motif qu’il n’avait pas établi avoir un intérêt personnel pour poursuivre la société et qu’il n’avait pas obtenu l’autorisation de le faire au nom de la société dans laquelle il détient des actions, en vertu de l’article 445 de la Loi sur les sociétés par actions (Québec), ce qui a été fatal à son recours.

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